Souvenirs de Saint-Quentin de Louis Pommery


 Premier extrait:

Le 26 juillet1914, venu à Saint-Quentin passer ce dimanche, je regagnai dans la soirée Valenciennes où je terminais mon service militaire. Qui eut dit que je venais de me retrouver pour la dernière fois dans le cadre familier où s'étaient écoulées mes vingt premières années? Quand plus de quatre ans plus tard, je reverrai ma ville natale, quelques jours après sa libération, j'en parcourrai, le cœur serré, les rues désertes et dévastées. Les ruines seront relevées et Saint-Quentin sera reconstruit. Mais, pour moi, il reste tel qu'il était il y a cinquante ans, avec la précision que prennent, l'âge venu, les souvenirs de l'enfance et de la jeunesse.

Saint-Quentin est alors un centre industriel important où domine le textile. On y avait longtemps travaillé la laine, puis, à  partir du 16e siècle, le lin qu'on cultivait dans la région. La ville était surtout le centre du négoce tandis que le tissage était le fait  des villages voisins. Mais, vers le milieu du 19e siècle, le coton fut substitué au lin, en même temps que le remplacement du métier à bras par le métier mécanique entraînait la création d'usines dans la ville, la campagne ne jouant plus qu'un rôle d'appoint qui ira en déclinant.

A la veille de la guerre, les tissages saint-quentinois comptent six mille métiers mécaniques conduits par une main-d'œuvre dont  une longue tradition fait la qualité. Aussi y fabrique-t-on non l'article courant de grande série, mais des spécialités dont la principale est le «piqué». Connus sous le nom d'articles de Saint-Quentin, les piqués font l'objet d'un important commerce d'exportation. En dehors des tissages proprement dits, il y a des fabriques de tulles, de guipures et aussi de broderies –  pour lesquelles Saint-Quentin n'a qu'un grand rival en Europe, la ville de Saint-Gall en Suisse – ainsi que des usines de finissage, blanchisseries, apprêts, parages, etc.. Un négoce actif anime le tout. Des ateliers de confection emploient, tant sur place qu'à domicile, une nombreuse main d'œuvre féminine à la fabrication de la lingerie pour hommes et pour femmes. Certains de ces ateliers – c'est le cas de celui de mon père qui emploie une trentaine d'ouvrières – confectionnent des «devants de chemises », les hommes portant alors tous les jours une chemise blanche dont le col, les manchettes et le «devant» sont empesés et glacés, ce qu'en somme nous réservons aujourd'hui à l'habit. Mais déjà la mode change et les affaires de ces entreprises vont en périclitant.

On travaille beaucoup, ou plus exactement on travaille longtemps. La journée de dix heures n'est que depuis peu en vigueur dans les usines et le repos du dimanche n'est devenu obligatoire qu'en 1905.

Les petites entreprises en ont été bouleversées: on y faisait souvent des journées de douze heures et le repos dominical était limité à l'après-midi. Il a fallut s'adapter, mais non sans vives protestations. Si on ne travaille plus le dimanche, du moins le fait-on les six autres jours de la semaine. On ignore la semaine anglaise et les vacances. Aux fêtes religieuses s'ajoutent seulement quelques après-midis où la tradition locale veut qu'on ferme usines et bureaux. C'est le cas, par exemple, du « grand lundi» de la foire. Encore s'agit-il de journées pour lesquelles les ouvriers ne reçoivent pas

de salaires. Ceux-ci sont dans le textile de deux francs par jour pour le manœuvre, de trois francs cinquante pour le tisseur ordinaire et de cinq francs pour le tisseur d'articles fins, la journée étant de dix heures. Ils sont un peu plus élevés dans la métallurgie, où le manœuvre gagne trois francs et l'ouvrier hautement qualifié (le P3 de 1960) jusqu'à six francs par jour. Les salaires féminins sont sensiblement inférieurs; les ouvrières dans les ateliers de confection reçoivent de deux francs à deux francs cinquante par jour et celles qui travaillent à domicile moins encore.

L'employé « mensuel » gagne cent vingt-cinq francs par mois ; c'est ce que reçoit un ingénieur débutant qui doit avoir déjà expérience et ancienneté pour arriver à deux cent cinquante francs. Un directeur d'usine n'a pas plus de cinq cents francs.

Bien entendu ce sont là des francs-or et il faut rapprocher de ces salaires les prix alors pratiqués.

Le pain vaut en 1910, 35 centimes le kilo, le beefteak 2 francs le kilo, le beurre 3 francs le kilo, les œufs 1,55 la douzaine, le lait 0,25 le litre, les pommes de terre 22 centimes le kilo. Certains de ces prix valorisent un salaire quotidien de trois francs qui représente un kilo de beurre ou 1 kilo 500 de bifteck. N'oublions pas cependant que ce salaire de trois francs rémunère dix heures de travail, qu'il ne comporte aucun supplément social et qu'un salaire de trois francs est relativement élevé. 

 

 

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