Premier texte: "Saint-Quentin, il y a cinquante ans" (article paru dans La Revue des deux mondes en septembre 1960)
Le 26 juillet1914, venu à Saint-Quentin passer ce dimanche, je regagnai dans la soirée Valenciennes où je terminais mon service militaire. Qui eut dit que je venais de me retrouver pour la dernière fois dans le cadre familier où s'étaient écoulées mes vingt premières années? Quand plus de quatre ans plus tard, je reverrai ma ville natale, quelques jours après sa libération, j'en parcourrai, le cœur serré, les rues désertes et dévastées. Les ruines seront relevées et Saint-Quentin sera reconstruit. Mais, pour moi, il reste tel qu'il était il y a cinquante ans, avec la précision que prennent, l'âge venu, les souvenirs de l'enfance et de la jeunesse.
Saint-Quentin est alors un centre industriel important où domine le textile. On y avait longtemps travaillé la laine, puis, à partir du 16e siècle, le lin qu'on cultivait dans la région. La ville était surtout le centre du négoce tandis que le tissage était le fait des villages voisins. Mais, vers le milieu du 19e siècle, le coton fut substitué au lin, en même temps que le remplacement du métier à bras par le métier mécanique entraînait la création d'usines dans la ville, la campagne ne jouant plus qu'un rôle d'appoint qui ira en déclinant.
A la veille de la guerre, les tissages saint-quentinois comptent six mille métiers mécaniques conduits par une main-d'œuvre dont une longue tradition fait la qualité. Aussi y fabrique-t-on non l'article courant de grande série, mais des spécialités dont la principale est le «piqué». Connus sous le nom d'articles de Saint-Quentin, les piqués font l'objet d'un important commerce d'exportation. En dehors des tissages proprement dits, il y a des fabriques de tulles, de guipures et aussi de broderies – pour lesquelles Saint-Quentin n'a qu'un grand rival en Europe, la ville de Saint-Gall en Suisse – ainsi que des usines de finissage, blanchisseries, apprêts, parages, etc.. Un négoce actif anime le tout. Des ateliers de confection emploient, tant sur place qu'à domicile, une nombreuse main d'œuvre féminine à la fabrication de la lingerie pour hommes et pour femmes. Certains de ces ateliers – c'est le cas de celui de mon père qui emploie une trentaine d'ouvrières – confectionnent des «devants de chemises », les hommes portant alors tous les jours une chemise blanche dont le col, les manchettes et le «devant» sont empesés et glacés, ce qu'en somme nous réservons aujourd'hui à l'habit. Mais déjà la mode change et les affaires de ces entreprises vont en périclitant.
On travaille beaucoup, ou plus exactement on travaille longtemps. La journée de dix heures n'est que depuis peu en vigueur dans les usines et le repos du dimanche n'est devenu obligatoire qu'en 1905.
Les petites entreprises en ont été bouleversées: on y faisait souvent des journées de douze heures et le repos dominical était limité à l'après-midi. Il a fallut s'adapter, mais non sans vives protestations. Si on ne travaille plus le dimanche, du moins le fait-on les six autres jours de la semaine. On ignore la semaine anglaise et les vacances. Aux fêtes religieuses s'ajoutent seulement quelques après-midis où la tradition locale veut qu'on ferme usines et bureaux. C'est le cas, par exemple, du « grand lundi» de la foire. Encore s'agit-il de journées pour lesquelles les ouvriers ne reçoivent pas
de salaires. Ceux-ci sont dans le textile de deux francs par jour pour le manœuvre, de trois francs cinquante pour le tisseur ordinaire et de cinq francs pour le tisseur d'articles fins, la journée étant de dix heures. Ils sont un peu plus élevés dans la métallurgie, où le manœuvre gagne trois francs et l'ouvrier hautement qualifié (le P3 de 1960) jusqu'à six francs par jour. Les salaires féminins sont sensiblement inférieurs; les ouvrières dans les ateliers de confection reçoivent de deux francs à deux francs cinquante par jour et celles qui travaillent à domicile moins encore.
L'employé « mensuel » gagne cent vingt-cinq francs par mois ; c'est ce que reçoit un ingénieur débutant qui doit avoir déjà expérience et ancienneté pour arriver à deux cent cinquante francs. Un directeur d'usine n'a pas plus de cinq cents francs.
Bien entendu ce sont là des francs-or et il faut rapprocher de ces salaires les prix alors pratiqués.
Le pain vaut en 1910, 35 centimes le kilo, le beefteak 2 francs le kilo, le beurre 3 francs le kilo, les œufs 1,55 la douzaine, le lait 0,25 le litre, les pommes de terre 22 centimes le kilo. Certains de ces prix valorisent un salaire quotidien de trois francs qui représente un kilo de beurre ou 1 kilo 500 de bifteck. N'oublions pas cependant que ce salaire de trois francs rémunère dix heures de travail, qu'il ne comporte aucun supplément social et qu'un salaire de trois francs est relativement élevé.
La « belle époque» est assurément dure à la masse des salariés. Que viennent des journées de chômage, la maladie, un enfant – il n'y a pas plus d'allocations familiales que d'assurances sociales – et c'est la misère qui menace. Rien d'étonnant dans ces conditions que dans cette ville ouvrière les grèves soient nombreuses. A cet égard, Saint-Quentin – que, sur le plan politique, les socialistes n'ont pas définitivement conquis sur les notables, — est cependant une ville «rouge ». Il y a dans le nouveau Palais de Justice une Bourse du travail d'où, au scandale des bourgeois, partent les ordres de grève et les cortèges des grévistes, défilant dans la ville derrière le drapeau rouge en chantant l’Internationale.
Ces manifestations se déroulent généralement dans le calme. Il n'en sera pas de même au cours de l'été 1911. L'affaire se déclenche le 30 août, un mercredi, jour de marché, qui se tient place Gaspard de Coligny et place Babeuf (Babeuf est né à Saint-Quentin) C'est sur cette place qu'est la Bourse du travail.
Des faubourgs, le matin, partent des cortèges de ménagères auxquelles se joignent en route des tisseurs alors en grève. Des pancartes réclament les œufs à deux sous, le beurre à 1,50. Or, au-moment où les manifestants arrivent place Babeuf, ils apprennent que la livre de beurre est à nouveau augmenté de dix centimes.
A cette nouvelle, la manifestation prend un autre visage. En moins de trois minutes les étalages sont renversés, les caisses d'œufs brisées, tout est saccagé. Aucun service d'ordre n'étant prévu, les manifestants peuvent se diriger vers le marché couvert qu'ils saccagent à son tour. Puis, le bruit ayant couru qu'un épicier avait dit en voyant les grévistes défiler «voilà les fainéants qui passent», un attroupement se forme devant son magasin et, en quelques minutes, la devanture est brisée. Il faut l'arrivée de deux compagnies du 87e pour rétablir l'ordre. Le lendemain, la journée reste relativement calme ; un escadron de cuirassiers et tous les gendarmes du département sont arrivés. Néanmoins, dans lasoirée, des bandes de manifestants, souvent très jeunes, saccagent et pillent des charcuteries, mettent le feu à une épicerie et empêchent les pompiers d'intervenir. Le vendredi, tandis que cavaliers et fantassins arrivent dans la ville, la grève est à peu près générale. Les bagarres sont fréquentes, des arrestations sont opérées, mais la foule tente de s'y opposer et il faut que les fantassins mettent en joue les manifestants pour se dégager.
Bagarres encore le samedi mais le service d'ordre se renforce singulièrement. Aux deux régiments d'infanterie qu'il comprend déjà s'ajoute un troisième venu de Compiègne; un régiment de chasseurs à cheval en garnison à Rouen arrive dans la journée et on annonce encore l'arrivée d'un régiment de cavalerie d'Alençon.
Les autorités civiles ont d'ailleurs passé la main à l'autorité militaire et c'est le général de La Garenne qui prend le commandement de la ville.
L'aspect de la grand'place est extraordinaire, tout autour du terre-plein les cuirassiers ont mis pied à terre, leurs chevaux rangés en carré; les marches du théâtre sont occupées par une compagnie du 54e en tenue de campagne et, face à l'Hôtel de Ville, voici les chasseurs qui viennent d'arriver. Tous les attroupements sont bien entendu interdits et des patrouilles de cavalerie et d'infanterie parcourent la ville toute la journée et toute la nuit.
L'importance et aussi l'énergie du service d'ordre sont efficaces. Dèsle samedi, le calme est revenu, le dimanche l'ordre peut être considéré comme rétabli et une partie des troupes quitte Saint-Quentin pour se rendre dans d'autres villes du Nord qui, à leur tour, connaissent une agitation similaire. Le travail va reprendre et tout s'apaisera.
Mais les « bourgeois » auront eu très peur.
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C'est pour eux pourtant que cette époque est «belle » et facile. Il est alors possible de «vivre de ses rentes» et il n'en faut pas énormément pour pouvoir le faire. On prend sa retraite de bonne heure. Nombreux même sont ceux qui embrassent délibérément et dès leur jeunesse la profession, aujourd'hui disparue de « petit rentier ». Quand beaucoup de gens vivent avec moins de mille francs par an, quelques milliers de francs de rente – il n'y a pas d'impôt sur le revenu – assurent l'aisance. Celle-ci est relative et le train de vie reste modeste. Une maison en ville sans grand confort, une autre, souvent familiale à la campagne, à proximité. Une bonne, dont le salaire est de trente francs par mois. Pas d'autre bien-être.
On ne voyage pas, sinon pour venir une fois par an à Paris. Tout cela, qui semble aujourd'hui étriqué, satisfait ceux que l'annuaire de la ville désigne sous le nom de «propriétaires» et dont la liste est longue.
Moins nombreux sont ceux qu'on peut tenir pour riches, les «millionnaires» qui ont trente mille francs de rentes, parfois plus et dont le train de vie est tout autre – maisons luxueuses, plusieurs domestiques, voiture et cocher, voire automobile, voyages fréquents à Paris, où l'on va au théâtre, séjour d'hiver dans le Midi, vacances d'été, etc.
Mais encore une fois c'est là le fait d'une infime minorité.
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Pour parcourir la ville, il est logique de partir de la gare. Saint-Quentin est traversé par la ligne de Paris à Bruxelles, à mi-distance entre les deux capitales. La ligne suit ici le cours de la Somme qui sépare la ville du faubourg d'Isle auquel le touriste peut, sans regret, tourner le dos. Quand, en 1850, furent achevés les travaux de construction, commencés en 1847, du chemin de fer, qui mettait Saint-Quentin à moins de quatre heures de Paris, au lieu des vingt-deux heures qu'exigeait la diligence, de grandes fêtes avaient eu lieu, présidées par le Prince-Président Louis-Napoléon.
« Une foule immensed0'étrangers venus de Paris, des cités voisines et des campagnes environnantes, dit un journal de l'époque, encombrait les rues et les promenades de la ville ornées de guirlandes, de hauts mâts et de drapeaux, tandis que 3.500 gardes nationaux assuraient l'ordre et rendaient les honneurs ». Quelques années plus tard, le prolongement de la ligne jusqu'à, la frontière belge (Erquelinnes) était achevé. Le trafic, dès lors, va en croissant et aussi la vitesse des trains.
Alors que le trajet Paris-Saint-Quentin exige encore deux heures 54 en 1875, à la veille de la guerre certains trains l'effectuent en une heure 32 à la vitesse moyenne de 100 kms à l'heure. Il y a quatorze trains quotidiens dans chaque sens entre Paris et Saint-Quentin et nombreux sont les voyageurs.
Cela n'est pas sans inconvénient. Parce qu'on va facilement à Paris, la vie locale en souffre. Les notables ne fréquentent guère, par exemple, le théâtre de la ville: c'est à Paris qu'il est de bon ton d'aller voir les pièces nouvelles. Les fonctionnaires, les professeurs de lycée, les officiers de la garnison apprécient la proximité de la capitale, mais eux aussi négligent les pâles distractions saint-quentinoises.
A la « grande ligne » s'ajoutent des liaisons ferroviaires régionales. C'est le cas de la «ligne de Guise », dont les trains le dimanche sont pris d'assaut par la foule des pêcheurs à la ligne qui vont, sur les bords de l'Oise, plus sans doute pour respirer que pour s'emparer d'hypothétiques poissons. Là se trouve Moy, berceau de ma famille.
Mon père y était né et aussi mon grand-père maternel. J'y ai, enfant, passé toutes mes vacances dans la toute petite maison qu'avait habitée mon grand-père (qui était «linier» au milieu du 19e siècle)parcourant sans me lasser les prairies de la vallée que je voyais, avec un serrement de cœur, en septembre se couvrir des pétales mauves des « veilleuses » dont l'apparition annonçait la fin des vacances.
"Colchiques dans les prés
Fleurissent, fleurissent,
Colchiques dans les prés
C'est la fin de l'été"
Ce n'est que très peu de temps avant la guerre que la vallée de la Somme fut à son tour desservie par une voie ferrée reliant Ham à Saint-Quentin. Moins riante que la vallée de l'Oise, la vallée de la Somme n'est pas sans charme avec ses étangs que recouvre souvent, les matins d'été, le voile impalpable d'une brume légère dorée par le soleil.
C'est au bord de la Somme qu'est Ollezy, tout petit village d'une centaine d'habitants où je devais, le 26 juillet 1914, quitter ma fiancée pour une interminable séparation.
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Au sortir de la gare et franchie la Somme, qui n'est guère encore qu'un ruisseau, on passe sur le canal dit de Saint-Quentin. Dès le 18e siècle l'idée d'un canal joignant la Somme à l'Escaut avait été étudiée par un ingénieur du nom de Laurent qui avait amorcé la construction d'un souterrain de quatorze kilomètres pour franchir les plateaux élevés séparant les deux vallées. Les travaux furent interrompus, en 1773, sous le ministère Turgot pour des raisons financières.
Quand les projets furent repris vers 1800 les ingénieurs n'étaient plus d'accord sur le projet de Laurent dont le souterrain était pourtant percé en grande partie. Ce fut le Premier Consul qui, pour trancher le débat technique, vint à Saint-Quentin le 11 février 1802. Il prit la décision de modifier le tracé primitif et de remplacer le grand souterrain de quatorze kilomètres par deux moindres : l'un d'un peu plus d'un kilomètre, l'autre de six kilomètres. Les travaux furent alors poursuivis et menés à bien rapidement puisqu'en 1810, le 27 avril exactement, Napoléon revenait à Saint-Quentin et inaugurait le grand tunnel illuminé pour la circonstance.
Dès lors le canal de Saint-Quentin jouera un rôle grandissant dans les liaisons entre la région du Nord et Paris. A la veille de la guerre, après des travaux importants qui doublèrent les écluses en 1906, il assure en 1913 un trafic de 6.400.000 t. contre 4.606.000 en 1900. Cependant on le juge insuffisant et le canal du Nord a été commencé. Saint-Quentin s'en émeut.
Les travaux du canal du Nord interrompus par la guerre de 1914 ne furent pas repris après les hostilités. Il est aujourd'hui question d'en poursuivre l'achèvement. L'opposition de Saint-Quentin n'a pas désarmé.
Les berges du canal sont non seulement un lieu d'élection pour les pêcheurs à la ligne mais aussi une des promenades favorites des Saint-Quentinois qui aiment regarder, halées par les chevaux (qu'a depuis remplacés la traction électrique!)
«(Les) péniches en acajou
Que l’on prendrait pour un joujou
Avec (leurs) volets en coulisse
(Leurs) panneaux peints au minium
Les deux pots de géranium
et la Picarde dans sa taule»
(PJ Toulet)
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Passé le pont du Canal, on arrive à la place du Huit Octobre. Le monument édifié au centre de la place commémore la « Bataille du 8 octobre 1870 », disons plus modestement le bref combat qui ce jour là arrêta au Pont d'Isle la compagnie de landwehr qui tentait de pénétrer dans la ville.
Vers 10. h 30 du matin, la cloche du beffroi avait alerté les défenseurs comprenant mille gardes nationaux, deux cents pompiers et cinquante volontaires. Quand l'ennemi arriva, il fut accueilli par une vive fusillade. Une heure après il se repliait, non sans avoir laissé onze prisonniers aux mains des défenseurs. Saint-Quentin était la première ville ouverte qui résistait à l'envahisseur.
Dans le climat de 1870 l'affaire prit l'allure d'un fait d'armes et le préfet Anatole de la Forge, qui en avait été l'animateur, en devint le héros. La rue d'Isle conduit ensuite, par une pente parfois assez rapide, au plateau où s'est édifiée la vieille cité que domine la silhouette massive et imposante de la basilique. En montant la rue d'Isle on trouve à droite et à gauche de petites rues dont certaines ont gardé de vieux noms pittoresques tels que rue des Blancs Boeufs ou rue de la Truite qui file.
Au carrefour auquel elle aboutit, un vaste immeuble de quatre étage abrite le principal magasin de la ville dont la reconstruction vient, en 1910, d'être à peine achevée, après qu'il eût été détruit, en 1908, par un gigantesque incendie. Le 19 mai 1908, vers cinq heures du matin, les habitants sont réveillés par le tocsin ; il y a le feu « chez Séret ». Nous habitions au voisinage immédiat et je me précipite pour aller voir ce qui se passe. Un peu de fumée s'échappe des sous-sols. Mais bientôt on la voit sortir également du troisième étage et, quelques instants plus tard, tout l'immense bâti- ment est en flammes ; les maisons voisines sont menacées. Les pompiers luttent contre l'incendie mais vers huit heures du matin se produit un événement spectaculaire : sous la poussée des poutres en fer chauffées par l'incendie, la façade s'ouvre littéralement en deux et s'effondre sur toute la longueur. Il n'y eut pas de victimes, mais pendant plusieurs jours les décombres continuèrent à brûler. Reconstruit dès 1910, le magasin devait être encore une fois complètement détruit pendant la guerre .
La rue de la Sellerie, principale artère commerçante de la ville, conduit à la place de l'Hôtel de Ville, la Grand 1 Place; C'est là vraiment le centre de la ville. Les vieux citadins s'y retrouvent, en 1910, soit dans les cafés qui sont nombreux autour de la place, soit sur le terre-plein où chaque jour on les voit faire les cent pas. Au milieu de la place, s'élève le monument du Siège de 1557, dû au sculpteur Theunissen et qu'avait inauguré le 7 juin 1897 le Président Félix Faure accompagné de Méline, Président du Conseil, de Gabriel Hanotaux, ministre des Affaires étrangères et originaire des environs et du général Billot, ministre de la Guerre. A cette occasion, le Président de la République avait posé la première pierre du Palais de Fervaques et remis la croix de la Légion d'honneur à la Ville.
Le Président Félix Faure revint à Saint-Quentin le 14 septembre de la même année à l'occasion des grandes manœuvres qui se déroulaient dans le Nord de la France. Il était accompagné cette fois par le roi du Siam, Sa Majesté Chu-La-Long-Khorn que les badauds appelaient « Jules à longues cornes ». Il n'y a pas que des cafés autour de la place ; il y a aussi de nombreux magasins. Il y a surtout l'Hôtel de Ville qui est assurément le monument le plus remarquable de la. ville.
Commencé à la fin du 15e siècle et achevé en 1509, il a conservé sa char- mante façade à trois pignons, délicate et gracieuse ou foisonnent les sculptures souvent originales et pleines de saveur. La façade primitive, toutefois, ne comportait pas de campanile. C'est seulement en 1643 que cette adjonction fut effectuée ; mais le premier campanile disparut en 1759, date à laquelle fut édifié celui qui existe encore en 1914 – après une réfection en 1898 – et qui abrite le carillon, datant de 1760, si cher aux habitants. Ce carillon fonctionne tous les quarts d'heure grâce à un mécanisme automatique assez analogue à un orgue de barbarie. Ainsi sont joués à l'heure Les Puritains de Bellini, au quart, Le Caïd de Thomas, à la demie, Le Pré aux Clercs d'Hérold, aux trois quarts Les cloches de Corneville de Planquette. Il y a aussi un clavier manuel où le carillonneur peut jouer les airs les plus divers et donner les concerts qui, traditionnelle- ment à Saint-Quentin, sont une des réjouissances des... fêtes carillonnées, c'est le cas de le dire. Ils commencent naturelle- ment par Y Air du Carillon de Saint-Quentin, composé en 1793 par Jumentier, et dont le refrain est le célèbre.
«On carillonne
On carillonne
On carillonne à Saint-Quentin
Des tripes et du boudin
Des tripes et du boudin »
Il y a toujours un-concert de carillon le 14 juillet ex. aussi, transformation en lycée du collège communal qui portait le nom charmant de collège des Bons Enfants. J'ai bien souvent entendu parler dans mon enfance de ce collège des Bons Enfants car mon père l'avait fréquenté. Appelé d'abord Lycée impérial il devint Lycée Henri Martin en 1887, en même temps qu'était inaugurée la statue de celui qui lui donnait son nom.
Henri Martin, né à Saint- Quentin en 1810, fut maire de Passy, député, sénateur, membre de l'Académie française et quand il mourut, le 14 décembre 1883, les Chambres levèrent la séance en signe de deuil, non sans avoir voté des obsèques nationales, à l'auteur de « Histoire de France, » dont le nom serait, avait-on-dit, aussi immortel que l'œuvre ».
Il nous faut avouer que tout ceci s'est un peu estompé sous le voile de l'oubli — encore que le nom d'Henri Martin survive à Paris grâce à l'avenue qui porte son nom. C'est au lycée Henri Maritn que j'ai fait toutes mes études, de l'enfantine à la philosophie.
En prenant à gauche du lycée on va à la caserne alors occupée par le 87 e R.I. La caserne a été complètement détruite en 1918 et le régiment a été dissous. J'ai fait une partie de mon service militaire au 87e . Le prix de revient du soldat était alors modeste : sa nourriture quotidienne coûtait 65 centimes et le prêt était de 5 centimes (ce qui ne permettait qu'un jour sur deux de prendre le tramway pour rentrer' à la caserne).
A droite du lycée, on trouve l'hôtel qu'Antoine Lécuyer avait légué à l'effet d'en faire un musée à l'école de Dessin fondée par le plus illustre des enfants de Saint-Quentin, le pastelliste Maurice Quentin de la Tour [L'hôtel Lécuyer a été détruit en 1918, après évacuation des pastels; tel qu'il a été reconstruit, le musée est digne des merveilles qu'il renferme. M. David Weill joua un rôle important dans la reconstruction et dans la réinstallation du musée qu'il enrichit d'un 88e La Tour]. L'école avait hérité du frère du peintre, le chevalier Jean François de la Tour, un certain nombre de pastels et de préparations qui lui venaient de Maurice Quentin. L'intention était que ces tableaux fussent vendus au profit des fondations que le peintre avait faites à sa mort. Mais quand, en 1812, ils furent mis en vente à Paris, les plus beaux ne firent pas 100 francs pièce. L'exécuteur testamentaire eut la sagesse de renoncer à la vente et cette heureuse décision a permis de conserver à Saint-Quentin, dont ils sont la plus somptueuse parure artistique, quatre vingt sept La Tour.
« Le musée de la Tour à Saint-Quentin est mieux qu'un musée, a écrit Henry Lapauze de l'ancien musée, c'est une demeure. On y va visiter l'un des plus expressifs et charmants génies du XVIIIe siècle. Il vous reçoit chez lui, dans son tranquille hôtel de province. Il y est seul, rien ne distrait de lui ».
Ce fut une révélation quand un de nos professeurs nous conduisit un jour au musée Antoine Lécuyer. Révélation du génie d'un artiste, révélation aussi d'une époque. «Stupéfiant musée de la. vie et de l'humanité, ont dit les Goncourt; quand vous y entrez, une singulière impression vous prend et que nulle autre peinture du passé ne vous a donnée ailleurs. Toutes ces têtes tournent comme pour vous voir, tous ces yeux vous regardent et il vous semble que vous venez de déranger dans ces salles où toutes les bouches viennent de se taire, le 15e siècle qui causait.»
En sortant du musée on arrive place Ronde qu'une étonnante fontaine élevée en souvenir d'un sieur Paraingault faisait appeler Place aux Grenouilles. Par une rue qui s'appelait alors la rue des Vieux-Hommes – on a éprouvé depuis le besoin de changer ce nom plein de saveur – on va aux Champs Elysées, rendez-vous, le dimanche, des Saint-Quentinois.
Le concert dominical que donne la musique du 87e R.I. est l'occasion d'un vaste rassemblement. C'est une des rares distractions de plein air de cette époque qui n'est pas encore celle de l'automobile.
Bourgeois, employés, ouvriers se côtoient ici. Les excursions à la campagne sont l'exception et il n'y a guère que les pêcheurs à la ligne qui s'en vont, à bicyclette ou par le chemin de fer de Guise dans la vallée de l'Oise. C'est une minorité.
La foule jette un coup d'œil en passant sur le jeu de boules où des joueurs qui ne sont plus jeunes exercent leur talent.
Mais c'est surtout le jeu de paume qui attire les spectateurs. Là se rencontrent les équipes saint-quentinoises dont la composition est connue de tous et qui parfois recourent aux équipes extérieures pour un championnat. La foule se presse le long du terrain de jeu tandis que les membres du cercle se tiennent sur la terrasse du chalet où l'on sert de l'excellent cidre dont la bouteille coûte cinquante centimes, et le paisible après-midi s'écoule lentement.
Tel était Saint-Quentin en ces années qui précédèrent la Grande Guerre et qui, si l'on en croit la chronologie, appartiennent au 20e siècle, mais qui en réalité ne sont qu'un prolongement du 19e siècle, telle était la vie saint-quentinoise avec ses joies simples et son dur labeur quotidien. Et ce passé, encore proche, semble aujourd'hui étrangement lointain.
Deuxième texte: "Souvenirs d'enfance" (conférence sur Saint-Quentin devant l'association des amis de Saint-Quentin en 1960)
Les souvenirs d'enfance et de jeunesse prennent aisément l'âge venu , une précision qu'ils avaient perdue dans une sorte d'oubli ou d'indifférence tout au long de la vie. Il suffit d'un incident banal, d'une lecture, de la vue d'une photographie retrouvée pour que, soudain, la mémoire retrace -- et avec elle une intime satisfaction -- le cadre et les menus faits de ces années lointaines. Sollicité il y a quelques temps par l'aimable secrétaire d'une association picarde de parler du Saint-Quentin de mon enfance, je me récusai. Que pourrais-je dire qui pût intéresser un auditoire dont beaucoup de membres vivaient à Saint-Quentin que j'avais, moi, quitté voici bientôt 45 ans? Mes souvenirs étaient de surplus, me semblait-il, bien vagues. Mon interlocuteur insista; je réclamai quelques éléments de documentation, n'ayant moi-même plus rien de ce temps du fait de la destruction de la maison familiale que j'avais quitté en 1914 pour la retrouver complètement dévastée 4 ans plus tard. C'est alors qu'un aimable correspondant m'adressa le plus précieux des petits livres: l'Annuaire Brillard Doyen pour Saint-Quentin et son arrondissement (1910). Je le feuilletai. Tout était présent? J'étais à Saint-Quentin, dans le Saint-Quentin d'il y a 50 ans, prêt à y guider le visiteur curieux de retrouver la vieille cité picarde avant que la "Grande Guerre" en eût fait un amoncellement de ruines.
I
C'est un petit volume que l'Annuaire Brillard Doyen pour Saint-Quentin et son arrondissement. Mais c'est un modèle du genre. Et c'est bien dommage qu'il ait cessé de paraître (depuis 1914, je crois) car tous ceux qui s'intéressent à l'histoire de leur petite patrie était sûrement d'une grande utilité et il constitue le plus précieux des documents.
Je feuillette celui que l'on ma prêté et tout naturellement je cherche la rue de la Caisse d'épargne [aujourd'hui rue Anatole France]. C'est là, au numéro 13, que je suis né et que j'ai vécu les vingt années de ma vie saint-quentinoise. Et je lis, à ce numéro: Virgile Pommery, fabricant.
Fabricant, le mot n'est plus guère employé dans ce sens qui avait un emploi fréquent au 19e siècle, ce 19e qui s'est terminé en 1914. On disait aussi -- mais le mot était peut-être plus ambitieux -- manufacturier.
Mon père occupait une trentaine d'ouvrières et quelques employés et fabriquait, avec des piqués de St-Quentin -- je reparlerai du tissage saint-quentinnois -- un article bien étonnant pour le lecteur de 1958, des devants de chemises. Les hommes portaient alors des chemises dont non seulement le col et les manchettes, mais aussi le devant étaient empesés et glacés. Les chemisiers et les confectionneurs trouvaient à St-Quentin ces devants que mon père, qui avait repris la Maison Falize, expédiait, non seulement dans toute la France, mais aussi à l'étranger et notamment en Russie où il se heurtait à une dure concurrence allemande. Déjà, cependant, depuis 1900, la mode masculine évoluait et faute de s'en être rendu compte à temps, mon père -- dont le prédécesseur avait fait fortune -- devait au soir de sa vie connaître des années difficiles et la tristesse de devoir fermer une "maison' à laquelle il avait consacré durant toute son existence un labeur acharné.
On travaillait beaucoup alors ou, pour être plus exact, disons qu'on travaillait longtemps. De 7h30 du matin à 7 heures du soir et souvent plus tard; pas de semaine anglaise bien entendu et même au tout début du siècle pas de dimanche, le matin du moins; le seul repos était celui du dimanche après-midi (encore les boutiques restent-elles souvent ouvertes le dimanche après-midi) auquel s'ajoutaient quelques fêtes légales ou locales - comme l'après-midi du "grand lundi" de la foire -, à l'exclusion bien entendu de tout congé payé. Lorsque le repos dominical fut obligatoire, je me rappelle avoir entendu, enfant, les sombres pronostics qu'inspirait à des collègues de mon père cette législation socialiste qui devait, à leurs yeux, compromettre irrémédiablement l'avenir de l'industrie française.
Mon père était né à Moy - je reparlerai de ce village charmant où enfant je passais toute mes vacances. Mon grand-père y était linier. Moy comptait alors de nombreux Pommery dont on retrouve le souvenir aujourd'hui encore au cimetière où notre nom figure sur plusieurs tombes. Mon père était né en 1842. Les générations se succédaient lentement chez les Pommery et mon arrière-grand-père était né sous Louis XV. Quatre générations du roi bien-aimé à la Ve République, à travers tant d'événements et d'extraordinaires bouleversements de tout ordre...
Mon père avait donc cinquante ans à ma naissance. Il y a 60 ans, la cinquantaine marquait déjà un homme et le souvenir que j'ai gardé de mon père est celui d'un homme âgé, sinon d'un vieillard. Grand, mince et droit, jusqu'à sa mort subite en 1912, il consacrait à ses affaires une existence dont la seule distraction consistait en une traditionnelle partie de whist qui, chaque soir après le dîner et jusqu'à minuit, réunissait au Café du Commerce puis, quand celui-ci eût disparu, au Café de l'Univers, quelques notables de la ville. Le dimanche après midi -- et c'était je crois son plus grand plaisir --, il allait régulièrement à Moy pour en rapporter, destinés à la table familiale, les fruits et légumes du jardin non sans avoir retrouvé chez Goronflot -- un des cafés du village -- quelques vieux cousins ou amis pour y disputer une manille.
Ma mère, sensiblement moins âgée que mon père, n'en reste pas moins dans la mémoire sous les traits d'une veille dame. Elle était une cousine de mon père et s'appelait Pommery elle aussi, mais mon grand-père maternel avait quitté Moy pour St-Quentin où il était fondé de pouvoir cher MM. Rouart, Braillon, Museux et Cie, banquiers, et où ma mère était née en 1853. Elle avait connu l'invasion prussienne en 1870 et en conservait un souvenir dramatique: elle avait en effet à 17 ans, perdu sa mère au début de 1871 et l'enterrement ayant été fixé au 19 janvier, le corps n'avait pu être conduit au cimetière en raison de la bataille que se livrait aux portes de la ville, le général Faidherbe. Ce que j'ai dit de la vie de mon père peut donner à penser que ma mère menait une vie austère. Elle avait deux ou trois amies qu'elle voyait régulièrement et c'était là pour elle le "monde" et le monde extérieur. Elle recevait volontiers pourtant et en particulier accueillait à Moy les dimanches d'été ses amies et leurs maris qui étaient d'ailleurs de vieux amis de mon père et comme lui des fabricants de la ville. La mort jeune de madame Denglehem ne laissa plus que les Bicking fidèles aux dimanches de Moy.
Ma mère consacrait sa vie à mon père et à ses deux fils qu'elle chérissait. La mort subite de mon père en 1911 l'endeuilla pour toujours. Elle devait connaître une dernière épreuve: la guerre et l'invasion qu'elle avait déjà subies en 1870 et qui lui avaient laissé le tragique souvenir que j'ai rappelé. Demeurée à St-Quentin, alors que nous étions mobilisés mon frère et moi, elle fut séparée de nous jusqu'aux premiers jours de 1918. Pendant cette longue séparation, elle rédigea quotidiennement des cahiers qui constituait un long cri déchirant de détresse maternelle.
Au printemps de 1917, comme tous les St-Quentinnois, elle avait du partir pour l'exil et j'ai souvent pensé à ce durent être pour elle les dernières heures passées dans la maison où elle avait vécu 40 ans avec les êtres qu'elle aimait, dont elle allait abandonner tous les souvenirs. Comme la plupart de nos concitoyens, elle ne devait rien retrouver de tout ce qui avait été le cadre d'une existence entière. Du moins eut-elle la joie de nous garder et de passer ses dernières années auprès de mon frère et à proximité de notre ménage qui lui avait donné deux petites filles. Elle eut le bonheur suprême, quand elle mourut, d'avoir autour d'elle ses enfants et ses petits-enfants.
II
(à suivre)
III
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