Est-ce la société qui fait l’individu ou l’individu qui fait
la société?
Eternelle question de l’œuf et de la poule.
Eternelle dispute entre psychologues et sociologues avec
cette réponse raisonnable qui consiste à conclure qu’il s’agit d’un mix des
deux, que chacun influence autant qu’il est influencé avec évidemment des
degrés différents dans cette réciprocité selon les observateurs avisés et les
sachants spécialisés.
Parce que la société est une création des individus et que
leurs comportements l’impacte, parce les individus sont immergés dans la
société et influencés par elle.
Certains vont néanmoins plus loin en affirmant même qu’elle
les formate et que le flux de l’influence ne vient que de son côté avec des
individus qui subissent son emprise sans capacités de s’en extraire.
Dès lors, une autre interrogation doit être discutée dans la
foulée d’autant qu’elle trouve une nouvelle fortune avec la déferlante des
théories élucubrationistes (complotistes), permise à cette échelle par les
nouveaux outils de communication numériques: sommes-nous sous la coupe d’un
«système» – qui, pour certains, est représenté par cette dénomination à la
mode, un «deep state» (Etat profond) et pour d’autres une sorte d’alliance
mondiale de la finance et des multinationales – ou celui n’est-il que la
conséquence de ce que nous sommes?
L’affirmation de l’existence d’un «système», précisons-le, a
toujours eu un certain crédit parce que, tous, un jour ou l’autre, devant des
situations sans espoir ou ubuesques nous avons pesté contre une autorité sans
visage, omnipotente et oppressante, qui serait la cause de nos tourments et à
laquelle nous voudrions tant demander des comptes.
Ici, ce n’est plus d’interactions qu’il s’agit mais de
s’interroger sur un Léviathan ou un Big brother qui, non seulement, nous
dirigerait mais nous contrôlerait comme dans les romans dystopiques dont les
plus célèbres sont 1984 et Le meilleur des mondes.
Avec cette question existentielle: a-t-on donc réellement la
capacité de vivre la vie que nous choisissons et de changer les choses pour y
parvenir où «le système» nous fait-il vivre dans le carcan qu’il a mis en place
et qui nous empêche tout changement malgré l’existence de quelques esprits
libres dont le formatage a échoué, les seuls qui sont «au courant» et
«éveillés», qui tentent de résister tout en alertant les autres?
Un peu comme les héros des romans dystopiques précités
auxquels se sont identifiés toute une floppée d’élucubrationistes patentés.
Mais la réalité n’est-elle pas beaucoup plus prosaïque et
triviale voire désespérante à certains égards: ne s’agit-il pas simplement que
nous vivons dans un monde que nous avons créé et façonné où règne le tragique
qui s’exprime dans toutes les horreurs, les abominations et les désolations que
l’Humanité vit sans cesse et dont certaines lui sont directement imputables, un
monde qui est ce qu’il est parce que nous ne pouvions pas en créer un autre au
vu ce que nous sommes?
L’hypothèse de l’existence d’un «système» qui serait
omnipotent questionne ainsi la factualité d’en changer ou si nous devons sans
échappatoire le subir, qu’il soit transcendant ou la conséquence de nos
comportements.
En revanche, si nous sommes tous cocréateurs de ce «système»
qui n’est en fait qu’un nom magique pour qualifier la société telle qu’elle
est, celle que nous sommes capables de créer, pouvons-nous la changer ou tout
n’est que simples améliorations cosmétiques.
Prenons l’exemple de la guerre.
En cumulant toutes les guerres ayant eu lieu sur la planète,
nous avons passé plus de jours à nous battre qu’à être en paix.
Or, pourtant, nous valorisons sans cesse la paix tout en continuant
à nous entretuer…
Les tenants d’un «système» affirmeront que pour des motifs
spécifiques (le profit pour le système capitaliste, la domination du monde pour
les totalitarismes, la mégalomanie narcissique pour les dictateurs, etc.) nous
sommes jetés dans la guerre sans notre consentement éclairé mais par une
manipulation mentale qui nous inculque et inocule l’amour d’une organisation
sociale fabriquée, la nation, ainsi que la haine de l’étranger ce qui nous fait
nous exalter lors de l’entrée en guerre comme en 1914 ou de... matchs de
football internationaux!
Ceux qui sont défendeurs de la thèse que la société n’est
que le reflet de ce que nous sommes, pointeront que la violence dans toutes ses
formes est une pratique tout autant collective qu’individuelle depuis que
l’humain existe ou fait société et que nous n’avons pas besoin d’une autorité
au-dessus de nous pour nous y livrer.
Ceux qui, dans ce dernier groupe pensent que l’Humanité
progresse, estimeront que nous pouvons collectivement changer nos comportements
vis-à-vis de la violence et construire un monde pacifié.
Autre exemple, «le système» nous conditionnerait par des
techniques marketing – inventés au 20e siècle notamment parce que
les industriels s’inquiétaient de ne plus pouvoir écouler leur production une
fois les vrais besoins de la population pourvus – afin que nous ayons une soif
sans fin de consommer pour le plus grand profit des entreprises et de leurs
propriétaires.
Mais notre désir de bien-être et de possession n’est pas
seulement issu de techniques si sophistiquées soient-elles pour l’exacerber.
Elles jouent sur une propension à chercher toujours plus
sans souvent se préoccuper du toujours mieux.
Ceux qui pensent que l’accumulation de richesse est un trait
humain font valoir que le vol, la prévarication, la corruption et tous les
moyens de s’enrichir de manière illicite ont toujours existé et montre que nous
sommes naturellement attirés par posséder le plus possible.
Cependant, de même que pour la guerre, les tenants du
progrès humain estiment que l’on peut tendre vers le mieux sans le plus et
faire en sorte de changer la société pour qu’elle soit plus juste et plus
soutenable donc moins vulnérable à la tentation et qu’une autre forme de
développement existe.
Prenons maintenant l’exemple des totalitarismes dont les
romans dystopiques se sont inspirés pour créer leurs systèmes fictionnels et
qui sont la preuve pour les tenants du «système» de son existence dans la
réalité de leurs convictions (ce qui permet d’ailleurs à certains d’entre eux
de prétendre que la démocratie est un régime totalitaire…).
Le problème est que si les régimes totalitaires ont bien une
volonté d’instaurer un «système» comme c’était la cas en Union soviétique, dans
l’Allemagne d’Hitler et aujourd’hui dans la Chine de Xi et la Corée du Nord de
Kim, n’oublions pas qu’il ne s’agit que de quelques Etats dans le monde dans
l’histoire récente et que, pour certains, ils ont été mis en place grâce au
peuple, comme en Allemagne pour le nazisme dont la population n’avait pas du
tout été conditionnée par un quelconque Big brother pour donner autant de voix
à Hitler.
D’ailleurs, pour les tenants de la thèse selon laquelle la
société ne serait que le reflet de ce que nous sommes, le choix de certains de
faire confiance à des partis extrémistes et à voter pour eux dans un régime
démocratique serait la démonstration que nous sommes responsables de la création
nous-mêmes de ces régimes et de leurs systèmes.
Pour ceux qui pensent que l’on peut se défaire du
totalitarisme par volonté qui n’est donc pas empêchée par un quelconque
endoctrinement et qui n’est pas sous la coupe d’une «vérité» dont nous ne
serions sortir, l’exemple de tous ceux qui se battent dans les autocraties et
les dictatures pour les détruire sont la preuve que rien n’est figé par un
«système» et les effondrements de certaines la démontrent.
Se pose aussi la question du complot et de son importance
dans l’affirmation qu’il existe bien un «système».
Si j’ai choisi d’utiliser le mot «élecubrationisme» pour
parler du complotisme c’est pour faire une distinction entre les fantasmes
abracadabrantesques sur un complot tel le «deep state» ou qui est brandi comme
arme politique par les populistes extrémistes et le fait que, depuis toujours,
des complots ont existé.
Utiliser la même terminologie pour exprimer une réalité et
un fantasme est un non-sens, plus une faute grave de communication puisque cela permet aux élucubrationistes de
prétendre que leurs théories fantasmagoriques du complot, de pures inventions
d’où ils ne peuvent produire une seule évidence incontestable de leur
existence, ont la même valeur que les complots avérés par des faits établis et
vérifiés avec la certitude requise.
Maintenant, dire qu’un «système» est inexistant, ce n’est
pas pour autant faire preuve d’optimisme!
De même que de démontrer que nous avons la capacité de
changer les choses si nous le voulons.
Parce qu’alors pourquoi attendons-nous encore pour supprimer
la violence, le crime, l’assassinat, la pauvreté et tous les fléaux sur
lesquels l’action humaine a prise?
Est-ce que c’est parce que ces sociétés ne sont que notre
reflet, donc que nous ne pouvons nous passer de ces fléaux et/ou que nous n’en
avons pas vraiment envie tant cela nécessiterait de dépenses d’énergie et
d’investissement dans la collectivité?
Et que le changement que nous sommes capables de mettre en
place n’est que superficiel ou, tout au mieux, limité?
Alors, quelle conclusion?
D’abord que si «système» il y a, c’est que nous en sommes
collectivement les créateurs parce qu’il n’y a jamais eu dans l’Histoire de
preuve de l'existence d'un Léviathan caché et exogène dirigé par une caste secrète.
Pour parler d’une caste dirigeante, la royauté et son
aristocratie, par exemple, ont toujours agi au grand jour.
Ensuite que, oui, il y a des profiteurs de la société mais
cela n’en fait pas les instigateurs d’un «système» qui l’auraient édifié de A à
Z dans l’ombre en nous manipulant et nous cachant la vérité.
Ils ne sont souvent que les parasites issus de nos
manquements.
Oui, également, il y a des complots comme il en a toujours
été mais qu’aucun n’est dirigé par un «système» qui contrôlerait tout ou partie
de la société et/ou de la population.
Certains peuvent réussir comme certains coups d’Etat ou
détournements financiers à grande échelle mais leur succès ne prouve en rien
qu’ils sont connectés comme voudraient nous le faire croire les élucubrationistes.
Enfin, oui, nous avons la capacité de changer la société, de
la faire progresser.
L’existence d’une société démocratique dans plusieurs pays
le démontre.
Pour autant, voulons-nous vraiment utiliser cette capacité
pour changer le monde collectivement ou, même si nous le voulons, sommes-nous de
toute façon contraints à un immobilisme parce que les profiteurs et les séditieux
et autres factieux agissent pour faire en sorte que nous n’y parvenions jamais?
Disons plutôt que nous ne nous donnons pas les moyens de
changer le monde malgré les profiteurs, les séditieux et autres factieux donc
que nous sommes, collectivement, complices de leurs agissements.
Et c’est sans doute parce que nous sommes ce que nous
sommes, des êtres vivants imparfaits et contradictoires, mus par nos intérêts
individuels et ceux de nos proches.
Un manque de confiance dans l’autre nous empêche également
de nous lancer dans un changement où nous suspectons toujours d’être ceux qui
seront in fine lésé par rapport à d’autres.
Nous devons faire avec la nature humaine, sachant qu’elle ne
nous interdit pas le changement, ni même une possible évolution de nos
comportements au-delà de la couche superficielle.
Reste que le juge de paix en la matière est la dignité
humaine.
Son respect partout et toujours sera la preuve ultime que
nous avons réellement décidé de changer le monde et que nous sommes passés effectivement
aux actes.
Nous n’en sommes pas là après tant de temps où nous peuplons
cette planète et nous préférons souvent – et parfois par simple lâcheté –
invoquer un «système» qui nous empêcherait de changer car, voilà également, une
des raisons pour lesquelles, nous, les humains l’avons inventé: pour nous
donner bonne conscience et nous dédouaner à peu de frais de notre
irresponsabilité, de notre pusillanimité et le de notre veulerie.
Même si dans ce monde incertain où ne savons pas pourquoi
nous sommes ce que nous sommes et la raison de notre présence, nous avons des
excuses…
Alexandre Vatimbella