vendredi 30 juin 2023

De la pratique de la liberté au troisième millénaire, défi à la démocratie?

Tout a été dit et redit, écrit et réécrit sur la liberté.

Mais ce qui m’intéresse ici, c’est de constater comment elle est perçue et vécue en ce 21e siècle, le premier de notre troisième millénaire.

D’abord, un petit rappel utile de ce que l’on entend par liberté dans une société démocratique donc dans une communauté de plusieurs personnes qui partagent le même espace et qui sont assujetties aux mêmes règles, société qui a vocation à donner le plus d’autonomie à l’individu sans rompre l’indispensable lien social.

Ainsi que l’énonce l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, «la liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui».

Donc la liberté de l’un s’arrête là où commence la liberté de l’autre.

La liberté n’est donc pas de faire tout ce que l’on veut sans frein, ni limite, ce qui est le dévoiement de la liberté, c’est-à-dire la licence.

On parle donc ici de liberté responsable et respectueuse, la seule qui peut avoir cours dans une société d’individus égaux.

La question est de savoir si nous sommes en ce début de troisième millénaire dans cette définition ou si nous nous sommes affranchi de celle-ci dans nos pratiques de la liberté en en modifiant les termes et en revendiquant le droit à transgresser ses limites, pour, concrètement, se rapprocher de la licence et s’éloigner des notions fondamentales de responsabilité et de respect.

Car deux constats s’imposent au vu du fonctionnement actuel des régimes démocratiques.

Le premier est que la démocratie est allée plus vite que le citoyen.

Le deuxième est que la liberté dans une démocratie est largement instrumentalisée et dévoyée par les individus et les peuples qui en bénéficie.

Premier constat, la démocratie est allée plus vite que le citoyen.

Nous savons que pour que la démocratie vive et se développe pleinement selon ses valeurs, ses principes et ses règles, il est indispensable que le citoyen qui vit sous son régime soit bien formé et bien informé pour qu’il soit complètement responsable de lui-même, dans tous les sens du terme, c’est-à-dire responsable du choix de ses actes mais aussi qu’il ne dépende de personne pour choisir et construire son propre projet de vie par rapport à son individualité qu’il façonne au cours de son existence.

Or, ce citoyen n’existe pas ou peu!

Oui, nous avons fait des progrès depuis l’invention de la démocratie moderne aux Etats-Unis et en France au 18e siècle.

Mais les populations n’ont pas atteint le degré de maturité démocratique alors même que la démocratie, elle, s’est développée et offre au citoyen la réelle possibilité de son autonomie.

Ce hiatus recèle des risques énormes pour la liberté.

D’autant que, second constat, loin de ne pas utiliser son autonomie, c’est-à-dire de sa liberté d’agir en tant que personne indépendante et émancipée, le citoyen la pratique sans restriction mais de manière irresponsable, égocentrique, irrespectueuse et consumériste avec insatisfaction et des revendications d’assistanat, ce qui corrompt fortement et la liberté, et l’égalité et la fraternité, piliers de la démocratie moderne.

Dès lors l’exercice effectif de la liberté dans ce troisième millénaire risque de détruire… la liberté.

Car cette liberté débridée et sans responsabilité s’apparente bien plus à de la licence, c’est-à-dire une liberté irresponsable et irrespectueuse.

Les adversaires de la liberté affirment que cette situation est logique, la plupart des individus n’étant pas capables d’exercer leurs libertés et que systématiquement ils s’affranchissent  des freins et des limites nécessaires à l’existence d’un régime démocratique.

Ses partisans, eux, estiment qu’il est possible de créer ce citoyen responsable et respectueux.

Mais ils savent également que nous ne sommes pas encore parvenus à le faire à l’échelle d’une société entière, nulle part, et que l’avancée de la démocratie impose des résultats rapides alors même que le temps long est souvent nécessaire pour insuffler les bons comportements à une population.

C’est là, d’ailleurs, que se trouve une des faiblesses, voire la principale faiblesse, de la démocratie dans son échec relatif mais bien réel de n’avoir pas réussi à permettre aux peuples qui vivent sous son régime d’être en capacité de la vivre sans la menacer.

On connait la méthode pour y parvenir sauf qu’aucun pays démocratique n’a jamais mis les moyens suffisant pour cela, soit par totale négligence, soit par la croyance ridicule que le temps ferait le travail à la place des humains.

Cette erreur, voire cette faute, paradoxalement, permet de demeurer raisonnablement optimiste sur l’avenir de la démocratie en ce troisième millénaire mais si et seulement si nous investissons massivement dans ce citoyen responsable et respectueux.

On peut affirmer que nous sommes à un moment-clé des démocraties.

Soit celles-ci sont capables d’amener leurs populations à un état qui leur permet de vivre en et la démocratie, soit l’autonomisation débridée de l’individu qui s’étend d’années en années l’emportera.

Une autonomie qui détruira le lien social qui soutient l’existence de la liberté, celle qui permet la vie en société démocratique, amenant soit le chaos ou un régime totalitaire, voire un chaos qui induira la survenance d’un régime totalitaire.

Rien n’est perdu mais rien n’est gagné non plus.

Alexandre Vatimbella

 

vendredi 2 juin 2023

«Décivilisation» et/ou «déshumanisation»?

Cela fait des années que j’alerte sur la montée de l’irrespect concomitante avec celle d’une autonomisation débridée et irresponsable de l’individu dans une perversion ultime de l’individualisme qui conduit à des comportements individuels et collectifs de plus en plus agressifs et violents dans les propos et les agirs.

La montée des extrémismes populistes est une des conséquences de ce phénomène qui trouve à s’exprimer pour le pire sur internet et particulièrement sur les réseaux sociaux.

Peut-on le qualifier de «décivilsation» et/ou de «déshumanisation» parce qu’il est le contraire de toutes les valeurs humanistes qui fondent le bien vivre ensemble d’une démocratie républicaine.

Pour ma part, je préfère le deuxième terme mais les deux signifient à peu près la même chose, c’est-à-dire un délitement des principes qui doivent régir les rapports sociaux dans une communauté libre et égale.

Encore que l’on peut également prétendre que ces principes n’ont jamais été respecté.

D’ailleurs, les textes se lamentant de l’absence de respect de la dignité de l’autre viennent d’auteurs qui du 19e et du 20e siècle.

C’est donc cette «marche en avant» vers plus de civilité qui s’est cassée en ce 21e siècle et qui a laissé la place à une société où l’agressivité est devenue une des principales marques.

Il est grand temps de nous mobiliser pour éviter que notre quotidien devienne une jungle où, ne l’oublions jamais, les plus faibles seront, in fine, toujours les premières victimes.

Car l’ordre démocratique si décrié par certains est celui du plus faible, c’est-à-dire qu’il protège le plus faible face au plus fort, dont le régime de prédilection est l’autoritarisme voire le totalitarisme.

J’accompagne ces réflexions d’un texte écrit il y a quelques temps pour un ouvrage sur la démocratie du respect:

Le philosophe allemand Emmanuel Kant affirme que le premier impératif de l’être humain est «Agis de telle façon que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans celle d’autrui, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen».

C’est le respect dû à autrui, le respect mutuel.

Pour le philosophe français Emmanuel Levinas, «Tout commence sans conteste dans le respect de l'homme et dans la lutte pour sa libération, pour son autonomie, pour la loi qu'il se donne à lui-même, pour ‘la liberté gravée sur les Tables de pierre’, comme le veulent nos docteurs de la Loi». Son compatriote, Paul Ricœur, voyait également dans le respect dû à autrui, une reconnaissance de l’autre, un fondement de l’éthique mais estimait qu’il fallait trouver un juste milieu entre le moi et l’autre.

Cependant, malgré ces citations, ces quelques propos ne sont pas philosophiques mais avant tout politiques dans le sens où ils sont là afin d’affirmer qu’une société ne sera jamais vraiment démocratique et vraiment équilibrée si le respect de la dignité de chaque humain – donc de son individualité, de sa différence ontologique et irréductible – ne devient pas la vertu principale de son fonctionnement parce qu’elle est la seule qui peut donner au lien social sa totale légitimité, qui peut apporter le liant essentiel pour fonder l’humanisme indispensable au vivre ensemble de toute société équilibrée et, en même temps, permettre à chacun d’être ce qu’il est, de travailler librement à devenir ce qu’il veut être et de réaliser son projet de vie.

Ces citations veulent rappeler que le respect est bien une notion fondamentale de l’existence humaine notamment dans dimension sociale. Car, ici on poursuit plutôt l’objectif du penseur et homme politique français, Frédéric Passy (1822-1912). Première personne à avoir jamais reçu le Prix Nobel de la paix (conjointement avec le Suisse Henri Dunant, fondateur de la Croix-Rouge), il disait, lors d’une conférence: «Mais comment la paix pourrait-elle exister, sinon par le respect mutuel encore (…). C'est encore dans le respect mutuel, je dirai plus, dans la bienveillance mutuelle, dans cette amitié qui, suivant une parole d’Edouard Laboulaye [juriste et homme politique français (1811-1883)], est le ciment des sociétés humaines, que nous pouvons trouver les éléments sérieux et durables de la paix sociale. Le respect donc, le respect toujours. Oui, tout se résume dans le respect de la personnalité humaine, fondé sur ce sentiment que la personnalité humaine est sacrée, parce qu'elle n'est pas un accident passager.»

Puis d’ajouter: «Il y a, au-dessus de ces sociétés particulières qui s'appellent des nations, une société supérieure qui s'appelle le genre humain, dans laquelle le respect mutuel, la justice, la bienveillance ne sont pas moins nécessaires que dans chacune de ses parties.». Et il faisait une mise en garde qui parait si contemporaine:

«Que voulez-vous que devienne une société dans laquelle dès l'enfance, dès la jeunesse, on s'est habitué à ne plus penser qu'à ses droits, ou du moins à ce qu'on appelle ses droits, c'est-à-dire à ses intérêts et ses fantaisies, sans se préoccuper des droits et des intérêts des autres, des égards qui sont dus aux autres?»

Alexandre Vatimbella