samedi 14 décembre 2019

Doit-on parler de «réalité» ou de «vérité»?

Dans un monde depuis toujours dominé par l’opinion, la conviction, l’esprit partisan et un certain hubris où l’individu souvent croit qu’il sait alors qu’en réalité il ne sait pas ou, plus grave, sait faux, nous devons tout faire pour que l’on dise les choses telles qu’elles sont et non telles qu’on voudrait qu’elles soient.
Beaucoup de gens emploient pour caractériser cette situation le terme de «vérité».
Pour ma part, j’ai une préférence pour la réalité.
La «vérité» est définie par le CNRTL (Centre national de ressources textuelles et lexicales du CNRS) comme une «connaissance reconnue comme juste, comme conforme à son objet et possédant à ce titre une valeur absolue, ultime».
De son côté, la «réalité» est caractérisée par le même organisme comme «ce qui existe».
La différence est que la vérité fait appel à des valeurs parce que ceux qui la disent affirme connaître l’absolu de ce qui est au-delà de sa manifestation alors que la réalité n’est que la constatation de ce qui est.
Dès lors, la réalité précède toujours la vérité car sans établissement de la réalité, pas de vérité possible.
Car, la réalité est, pour le CNRTL «ce qui constitue le monde de l'humain», l’«environnement concret et matériel de l'humain».
Ajoutons que, selon le même organisme, le réel est ce «qui existe, qui se produit effectivement, qui n'est pas un produit de l'imagination», «qui est tel qu’il est» ou comme le définit le Robert, «les choses elles-mêmes».
Rien ne peut interférer dans la réalité, elle est.
De son côté, la vérité a besoin d’être reconnue comme juste avant de pouvoir être considérée comme une valeur absolue.
La vérité est en effet la tentative d’expliquer le réel, donc de signifier ce qui est et non seulement de le dire, de relier certains éléments de ce réel pour démontrer et expliquer la réalité.
La vérité prétend donner un sens à la réalité.
Dès lors, on comprend bien qu’il ne peut y avoir qu’une seule réalité et qu’il peut y avoir un nombre important puisque chacun peut en construire une à partir de la réalité mais en y ajoutant d’autres choses.
En revanche, il y a bien une Vérité avec un grand V mais celle-ci ne nous est pas accessible, à nous humains.
Seul Dieu, s’il existe, en est le détenteur (ou la mémoire de l’univers, aussi difficilement interrogeable que le premier pendant notre existence terrestre…).
«Dieu» est ainsi le seul à posséder le saint graal qui excite tant la communauté scientifique depuis toujours dans une recherche chimérique, notamment les physiciens, la fameuse équation qui expliquerait le tout.
De même, on cherche la vérité (ce qui implique que notre culture personnelle interfère largement pour y parvenir) alors que la réalité est (même si, bien entendu, nous devons travailler à l’établir mais, une fois établie, elle n’est pas parasitée par nos valeurs personnelles).
On peut d’ailleurs placer la Vérité au-dessus de la réalité alors que la vérité, elle, est contingente du réel.
La première définit la réalité alors que la deuxième tente de lui donner un sens.
Ayant dit cela, on comprend bien qu’il vaut mieux se fier à quelqu’un qui dit la réalité plutôt qu’à quelqu’un qui prétend détenir la vérité (même si, pour certains, la vérité et la réalité seraient des synonymes, proposition que je ne partage pas, on l’a compris).
Cela peut paraître un débat un peu superfétatoire et une sorte de masturbation intellectuelle mais ce n’est pas du tout le cas.
D’abord parce que les philosophes et les scientifiques ont noirci tant de pages à savoir ce qu’était la vérité (et la Vérité, ici, rejoints par les théologiens) que l’on ne peut écarter d’une main cette problématique.
Ensuite, dire les choses, bien définir de quoi l’on parle, c’est essentiel pour une communauté humaine dont une des principales caractéristiques sociales c’est la communication.
C’est aussi replacer la situation actuelle qui est de plus en plus gangrénée par la propagande, les théories du complot, les infox (fake news), la post-vérité, les faits alternatifs, les fausses équivalences, etc. le tout sur fond d’une information qui n’est plus seulement de l’«infotainement» ou qui utilise le marketing mais bien une simple technique marketing pour s’attacher des consommateurs d’information (à qui on parle de ce qu’ils veulent qu’on leur parle et à qui on dit ce qu’ils veulent entendre notamment grâce à l’instrument du sondage et diverses autres enquêtes publiées ou non) dans un cadre plus large de réflexion mais aussi dans un cadre historique où l’on s’aperçoit que la manipulation de la réalité a toujours existé et que des personnes comme César, Napoléon et bien d’autres ambitieux narcissiques ayant dirigé le monde ont raconté leur «vérité» au mépris total de la réalité.
La réalité, donc, est l’outil irremplaçable qui permet à tout humain, tout individu, toute personne, tout citoyen de savoir dans quel monde il vit, donc de pouvoir en prendre, sinon la mesure, en tout cas la connaissance et le fonctionnement, afin de pouvoir construire son projet de vie du mieux possible et être en capacité du mieux qu’il le peut de le mener à bien et de la réussir tout en prenant ses décisions et en appliquant sa volonté avec la plus grande efficacité possible au regard de celui-ci.
Savoir la réalité, pouvoir vivre dans le réel sont donc d’une importance primordiale pour un individu dans une démocratie républicaine parce que c’est cela qui lui permet de pouvoir devenir et être une personne libre dotée de droits et de devoirs, responsable de ses actes, à la fois, pour en répondre mais surtout pour pouvoir prendre librement les décisions qui vont impacter son présent et son avenir.
On comprend aussi quelle est l’importance de pouvoir avoir accès à cette réalité, c'est-à-dire à pouvoir s’informer du réel par tous les outils de communication à sa disposition.
C’est la raison pour laquelle l’ensemble du système de la transmission du savoir constitué par la formation et l’information est un des fondements d’un citoyen éclairé.
Pour ce faire, les démocraties républicaines ont mis en place un service public de la formation (enseignement) important.
En revanche, même s’il existe également un service public de l’information, celui-ci ne fait souvent pas le poids face au secteur privé, ce qui est malheureux.
De même, ni le service public de la formation, ni celui de l’information ne répondent à des critères d’impartialité suffisants pour être ce qu’ils devraient être, des outils qui permettent à l’individu de construire son individualité dans un savoir libéré au maximum de toute opinion extérieure qui le parasite.
Même si l’on comprend que cela est quasiment impossible d’éliminer toute opinion dans la transmission du savoir, il est, en revanche, possible de nettement améliorer ce qui existe actuellement.
Et ce n’est qu’à ce moment là, quand tous les individus sans exception pourront avoir accès à ce savoir s’appuyant sur le réel et qu’ils pourront l’utiliser (dans leur capacité et dans son existence) qu’enfin on pourra parler d’un citoyen réellement éclairé et émancipé.

Alexandre Vatimbella


jeudi 12 décembre 2019

La démocratie au risque de la revendication permanente de tous pour tout

Quotidiennement, lorsque nous prenons connaissance des informations nous sommes bombardés de manière anxiogène par les revendications de groupes sociaux, professionnels et autres qui demandent des droits, des avantages, des passe-droits et autres bonus catégoriels tout en menaçant de se mettre en grève, de défiler ou de bloquer le pays pour un temps infini.
Et tout ceci est mis en scène pour être le plus «punchy» parce que la revendication est désormais un produit d’appel pour les médias – voir le traitement souvent scandaleux en la matière du mouvement de foule des gilets jaunes –, notamment audiovisuels, qui doivent constamment créer l’événement (et non plus relater les faits) pour avoir le plus d’audience possible dans un environnement concurrentiel où l’information est un produit pour des consommateurs et non plus un outil pour le citoyen.
D’ailleurs, dans une sorte d’aller-retour pas toujours très sains  et c’est un euphémisme – il est sûr que certaines revendications n’ont existé que par le relais que les médias leur ont accordé, voire n’ont été créées que parce que ceux qui les faisaient leur espéraient dans une reprise médiatique qui les mettraient en avant, voire au premier plan.
Une des plus grandes farces de notre époque de la revendication permanente est, dans une volonté de «convergence des luttes», la tentative de réunir les revendications portées par Europe-écologie-les-Verts en matière d’environnement et celles des gilets jaunes alors même que ces derniers ont débuté leur mouvement pour lutter contre la mise en place d’un impôt écologique, la taxe carbone!
On atteint là l’absurdité totale où ne se dégage qu’une volonté de se confronter aux pouvoirs publics par tous les moyens.
Car, dans le cas spécifique de la France, ces revendications s’adressent prioritairement à ces pouvoirs publics (et contre eux) et plus particulièrement à l’Etat même si celles-ci concernent une entreprise privée ou un secteur dont ne s’occupe pas ce dernier.
Un Etat qui est désormais – même s’il en a toujours été le principal récipiendaire – sommé d’agir afin de contenter les désidératas de cette revendication permanente de tous pour tout.
Ce nouveau paradigme de la contestation met en péril, non seulement, le socle sur lequel est bâtie la démocratie républicaine mais aussi l’essence même du lien social établi, non pas parce que nous préférons vivre en société mais parce que nous ne pouvons pas faire autrement que vivre en société.
En effet, si chacun de nous défend naturellement ses intérêts, il y a également un autre élément essentiel dans notre nature: nous ne pouvons pas vivre en dehors d’une communauté.
Même un anarchiste individualiste comme Max Stirner le reconnaissait.
Dès lors, pour vivre en sécurité, nous devons trouver un lien qui nous permet de vivre ensemble et qui, sans oblitérer la recherche par chaque individu de son intérêt, remet cette recherche dans un cadre plus large où nous devons trouver un consensus où se confrontent tous les intérêts individuels mais dans le compromis de la viabilité d’un intérêt collectif.
Ce dernier ne tombe pas d’en haut comme ce pseudo «intérêt général» dont on ne sait pas très bien de quoi il est constitué et de quelle légitimité il se réclame.
Non l’intérêt collectif est une partie indissociable de chaque intérêt individuel tout en le dépassant.
Cette apparente contradiction signifie simplement que notre intérêt individuel ne peut exister concrètement, c'est-à-dire que cette volonté puisse produire du concret, que s’il est protégé mais aussi canalisé par les règles du vivre ensemble et notamment celle qui s’appuie sur le réel.
Et cet intérêt collectif est la condition sine qua non, dans une communauté, à la réalisation effective des intérêts individuels.
Ainsi, si je veux telle chose, il faut que je puisse être vivant pour l’acquérir, c'est-à-dire que je vive dans une société qui me garantisse la sécurité comme à tous les autres membres, donc qui fasse en sorte que tous, nous reconnaissions la légitimité de cette communauté qui nous protège.
Mais si je veux telle chose, il faut également que je reconnaisse, non seulement, que tous les autres membres de ma communauté peuvent la vouloir mais qu’il est réellement possible de l’obtenir dans le cadre du fonctionnement d’une communauté qui m’assure, et la protection, et la capacité, si cela est du domaine du possible, de l’acquérir effectivement.
Je peux vouloir m’accaparer tous les biens d’une communauté mais je sais que, peut-être, d’autres membres de cette communauté le veulent aussi et que dans le réel cela est impossible, non seulement parce que ces autres ne seront pas d’accord pour me l’accorder qu’à moi mais aussi parce que cela n’est pas possible puisqu’en les conquérant je fais en sorte de ne pas permettre à ces autres de simplement exister, donc de légitimer une organisation sociale qui les exclut de facto en me permettant de tout avoir et eux rien (dès lors, ils sont d‘ailleurs légitimes à se rebeller contre celle-ci).
Il y a bien sûr plusieurs manières de faire valoir son intérêt individuel dans une communauté, dont une est la revendication.
Dans une démocratie, en matière sociale, cela peut prendre la forme légitime de manifestations et de grèves (légitimité que ne possèdent pas la rébellion et la révolution puisqu’il existe un moyen légal de changer le pouvoir en place, si celui-ci ne veut pas faire aboutir ses revendications).
Chacun peut ainsi, en respectant la règle juridique, descendre dans la rue pour demander à ce que ses désidératas soient contentés et cesser le travail pour appuyer ceux-ci.
En retour, chacun doit avoir un comportement de responsabilité en estimant si ses revendications sont du domaine du possible ou non.
C’est vrai qu’il est parfois difficile de savoir si l’on peut demande ceci ou cela et si on est en droit de l’obtenir.
Pour reprendre l’exemple cité plus haut, il est évident que de demander à posséder tous les biens d’une communauté est évidemment inacceptable.
Mais c’est un exemple évident et caricatural qui peut, tout au plus, démontrer la nécessité d’une mesure dans la revendication.
En matière de demande extra-ordinaire à la communauté (on ne parle pas ici des accords que des particuliers peuvent passer entre eux), c'est-à-dire où l’on demande quelque chose que les autres n’ont pas, il faut s’assurer de la légitimité de cette revendication au motif qu’elle établit une égalité entre tous qui n’existe pas.
Si je suis handicapé de naissance et que je ne peux monter des escaliers, il semble évident qu’une rampe ou un ascenseur rétablit mon égalité et que cette demande de pouvoir me déplacer comme les autres n’est pas illégitime et inenvisageable à mettre en œuvre techniquement et financièrement par la communauté.
Tout autrement est la demande que la communauté vous paye des avantages que les autres n’ont pas alors même que vous n’avez aucune raison que ces derniers, par le biais de la communauté, vous les payent.
C’est le cas, par exemple, en matière de retraite avec les «régimes spéciaux» payés par les deniers publics.
Ici on parle de ce que j’appelle une «plus grande égalité» que les autres, c'est-à-dire que l’on justifie que la communauté vous donne des avantages que les autres n’ont pas et qu’ils doivent vous payer parce que l’on a un droit à être plus égal qu’eux au regard de ce que l’on estime être son intérêt soi-disant supérieur pour tout un tas de raison (comme le fait de travailler dans un secteur où certains des salariés peuvent avoir une plus grande pénibilité dans leur emploi).
Plus largement, nous sommes dans une démocratie qui est devenue consumériste et à la carte (je prends d’elle ce que je veux et qui est mon intérêt et je rejette ce qui me gêne dans le recherche de mon intérêts et ce qui ne me plaît pas) où la revendication de tous pour tout est devenue permanente.
Il ne s’agit plus ici de lutter pour son intérêt avec responsabilité et en regard de ce qui est possible vis-à-vis de la vie en communauté mais de se servir sur et de la communauté pour l’assouvir quoi qu’il arrive et coûte que coûte.
Cela ne peut que mener à une impasse où les perdants seront nombreux et où l’un d’entre eux sera la démocratie républicaine qui, si elle doit gérer les intérêts individuels, n’a pas pour mission de contenter toutes les revendications mais bien de trouver un compromis entre tous dans un juste équilibre et une égalité de traitement.
Malheureusement, ce temps de la revendication permanente de tous pour tout ne semble pas au crépuscule de son existence.

Alexandre Vatimbella