samedi 30 mars 2024

Du soi-disant homo kholéra

En ce 21e siècle et début de troisième millénaire, sommes-nous tous devenus des coléreux?

Tous, parce qu’à chaque fois que nous sommes mécontents, que nous sommes fâchés, que nous revendiquons, que nous nous opposons, voire que nous avons un simple agacement, les médias titrent systématiquement avec une certaine gourmandise que nous sommes «en colère».

Et l’on trouve évidemment une floppée d’essayistes, d’«experts» et de «spécialistes» qui viennent confirmer sur les plateaux de télévision, les studios de radio et dans les pages «débats» de la presse écrite notre état colérique quasi-constant.

La sphère médiatique a donc, sinon inventé la colère, en tout cas largement l’humain en colère, un «homo kholéra», une identité dont nous sommes désormais affublés à chacune de nos réactions épidermiques face à la moindre contrariété et qu’ont repris jusqu’à plus soif politiciens populistes et autres subversifs professionnels comme les trolls qui sévissent sur les réseaux sociaux parce qu’ils y ont trouvé un moyen facile et répétitif pour mobiliser tous les haineux et pour affaiblir la démocratie républicaine libérale en montrant qu’elle ne peur que susciter le rejet violent.

Analysons donc cette créature façonnée principalement dans les salles de rédaction.

La «colère», d’abord.

Elle n’est pas une simple émotion comme nous l’apprend le CNRTL (le Centre national de ressources textuelles et lexicales du CNRS) mais une «vive émotion de l'âme» qui se traduit par «une violente réaction physique et psychique».

Et pour ceux, il y en a, qui valorisent la colère, voici ses principaux synonymes que donnent Crisco, le dictionnaire spécialisé en la matière de l’Université de Caen: irascible, emporté, rageur, atrabilaire, irritable, bileux, orageux acariâtre, soupe au lait, tempétueux, courroucé, hargneux, fulminant…

La colère – le mot et ce qu’il représente –, on s’en doute, ravît évidemment tous les promoteurs du spectacle informatif en particulier des chaines d’infos en continu et tous les subversifs dont l’utilisation leur permet d’attirer le chaland et de créer la tension voire le chaos dont ils profitent pour des raisons commerciales ou idéologiques.

La colère par essence divise, entre le colérique et l’objet de son courroux; elle est radicale, elle est le point paroxystique du mécontentement; elle s’en prend directement à une cible identifiée comme responsable de ce qui l’a provoquée, le colérique a besoin de matérialiser un bouc émissaire de sa contrariété et dans la sphère publique c’est bien sûr, au premier chef, l’appareil étatique et les gouvernants en place.

L’homo kholéra, ensuite.

Selon les médias, un individu serait «en colère» dès lors que ses intérêts, non seulement, ne sont pas pris en compte mais assouvis par le gouvernement en place.

Dans les mouvements sociaux et culturels, leur homo kholéra ne tempête pas seul sur son canapé devant sa télévision, son ordinateur ou son téléphone portable, mais il se réunit, grâce aux réseaux sociaux, avec ceux qui partagent son courroux pour former cet aussi fameux «plêthos kholéra», le soi-disant peuple en colère qui n’est souvent en réalité qu’un groupe ou une populace mais qui provoque un état de défiance et de violence dans l’espace public largement relayé par tous ceux cités plus haut et souvent soutenu dans les sondages par ceux qui, eux, demeurent installés sur leur canapé...

Néanmoins, il faut se poser la question de savoir si l’on peut relier cet «homo kholéra» et ce «plêthos kholéra» médiatiques à un quelconque phénomène psycho-sociologique qui existerait dans nos sociétés actuelles?

S’il est d’abord une création médiatico-politique comme nous l’avons vu, celle-ci s’appuie tout de même sur un fonctionnement de l’individu qui s’est développé ces dernières décennies et est devenu assez largement commun en ce début de troisième millénaire et que l’on peut caractériser par son autonomisation – phénomène positif (1) – débridée et irresponsable – qualités éminemment négatives –, conséquence paradoxale et préoccupante des avancées démocratiques de nos sociétés modernes car cette autonomisation débridée et irresponsable est un danger pour la démocratie, une sorte de créature dévoyée qui se retournerait contre son inventeur…

Ainsi, cet individu «en colère» serait en réalité un individu à l’autonomisation égocentrique, assistée, irresponsable, insatisfaite, irrespectueuse et consumériste avec une demande de sur-reconnaissance et de sur-égalité qui est même présente dans les sociétés non-démocratiques.

Cependant pour que l’individu à l’autonomie débridée et irresponsable puisse réellement exister dans la sphère publique, il faut qu’il vive dans une société démocratique.

Là, il peut être qualifié – faussement – d’«homo kholéra», une sorte de «pas content», voire de «jamais content» pathologique qui s’appuie sur les libertés offertes par la démocratie pour la remettre en question.

En réalité, il n’est pas «en colère» mais utilise les attributs de celle-ci pour demander toujours plus de droits et accepter toujours moins de devoirs.

In fine, l’«homo kholéra» des médias serait en fait un «homo immaturus», un humain d’abord immature, incapable d’utiliser son autonomie autrement que dans l’irresponsabilité.

Mais, bien sûr, il ne s’agit pas ici pour moi de nier que l’on puisse être en colère, ni qu’elle ne puisse pas être dirigée contre le pouvoir en place, ni même qu’elle puisse être collective.

Ce que je critique et ce à quoi je m’inscris en faux, c’est cette obsession médiatique et populiste qui considère que toute opposition aux gouvernants est désormais mue par la colère, que nous serions entrés, en quelque sorte, dans un «ère de la colère».

Cette utilisation jusqu’à plus soif de la colère est une nouvelle preuve que nous sommes plutôt entrés dans l’ère d’une médiacratie (2) médiocratique qui est démagogique, populiste et consumériste et où les médias délivrent de plus en plus de l’information émotive, voire de l’émotion informative (ce qui fait que nous ne sommes pas «surinformés» mais «sur-désinformés»).

La colère, dans ce cadre, est comme un poisson dans l’eau!
Et cette mise en scène constante d’une soi-disant colère est un danger pour la démocratie républicaine qui est un système qui, pour être viable, doit être assis sur le consensus, la discussion et le compromis.

On comprend ainsi aisément pourquoi les adversaires de la démocratie et des valeurs humanistes comme les extrêmes de gauche et de droite tentent systématiquement de susciter la colère en qualifiant toute mauvaise humeur comme telle et lorsqu’elle se manifeste réellement de l’attiser par tous les moyens.

Oui, la colère est une émotion anti-démocratique par excellence.

Non pas qu’il ne faille pas exprimer un mécontentement (principalement dans les urnes), revendiquer et utiliser toutes les formes qu’offre la démocratie pour faire valoir ses intérêts.

Le débat démocratique ne doit pas être aseptisé mais il ne peut être violent et avoir comme objectif de se supprimer lui-même!

La colère est, par ailleurs, différemment perçue dans le débat philosophique.

Ainsi nombre de philosophes en font une émotion positive comme Aristote et les Péripatéticiens – à condition qu’elle soit «modérée» (sic!) – ou Nietzche mais est, en revanche, une passion négative pour les Stoïciens et en particulier Sénèque qui considère qu’elle s’oppose toujours à la raison, qu’elle détruit et non qu’elle aide à construire.

Je serai plutôt enclin à prendre le parti du Romain contre le Grec en ajoutant que j’opposerai cette colère définie par Sénèque à la révolte de Camus, émotion positive parce qu’elle veut mobiliser la raison pour combattre l’injustice.

Ainsi, pour Camus, «la révolte naît du spectacle de la déraison, devant une condition injuste et incompréhensible», tandis que pour Sénèque, la colère n’est pas raisonnable, elle ne peut être que nuisible et est, in fine, un vice de l’âme et d’affirmer: «la raison veut décider ce qui est juste; la colère veut qu'on trouve juste ce qu'elle a décidé».

Alexandre Vatimbella

(1) L’autonomisation est le processus par lequel un individu de plus en plus autonome grâce à la liberté qui lui est accordée ainsi que par les capacités qu’il acquiert, lui permettant de s’affranchir d’une dépendance vis-à-vis de la société et de se prendre en charge afin de maîtriser sa destinée économique, professionnelle, familiale, sociale et culturelle, tout en estimant qu’il n’a de compte à rendre à personne ou qu’il n’a aucune obligation de se sentir redevable par rapport à la communauté dont il est issu et/ou dans laquelle il vit. Néanmoins, pour être vivre une vraie autonomie, l’individu doit accepter la responsabilité qui va avec ainsi que le respect de la dignité de l’autre. Sinon, cette autonomie se transforme en une attitude largement licencieuse.

(2) La médiacratie est la société de l’information, du spectacle et de l’exhibition en continu sorte de médiapolis extravertie. Son fonctionnement aboutie à une sur-désinformation et à un déculturation du citoyen.

 

 

mercredi 27 mars 2024

La mort de l’information ou le retour à l’opinion

Certains constatent que nous sommes dans ce qu’ils appellent une dérive du journalisme.

Mais, en réalité, ne sommes-nous pas en train de (re)passer d’un journalisme d’information à un journalisme d’opinion?

La presse du 19e siècle ne retransmettait pas de l’information mais donnait son opinion.

Elle fit sa révolution quand elle décida de privilégier les faits aux commentaires.

Mais cette période s’est sans doute achevée autour du passage aux années 2000 où elle est revenue essentiellement à l’opinion.

Et elle a ajouté une des créations du 20e siècle, le marketing pour vendre littéralement ce que l’on peut appeler désormais la plupart du temps du divertissement informatif (et même plus de l'information divertissante, la fameuse infotainement) lorsque la finalité est avant tout commerciale et de la propagande lorsque la finalité est  d’abord idéologique.

Dans ce cadre, la vision subjective du journaliste ou du média et/ou de son ou ses propriétaires est sa base de fonctionnement.

Empêcher un journaliste de glisser dans sa transmission des faits sa propre vision et sa propre expérience de la vie est évidemment impossible, nous avons tous celle-ci et celle-là qui transparait dans ce que nous pensons, disons et faisons.

L’objectivité complète est un objectif pas une possibilité atteignable tout au moins systématiquement.

Néanmoins aujourd’hui, non seulement, cette vision (re)devient prédominante mais elle est assumée – ce qui ne veut pas dire qu’elle est déclarée officiellement – par les médias.

On pourrait dire que ce n’est pas un crime d’appâter le chaland qui, face à des offres multiples, doit être «guidé» pour choisir la vôtre.

Pour autant, ce qui est déjà souvent du mensonge et de l’intoxication pour des biens et des services, réprimés par la loi quand ils sont avérés, devient une déviation du devoir journalistique: informer correctement le citoyen sur les faits pour qu’il se fasse une opinion par lui-même afin qu’il puisse agir en toute responsabilité et en tout connaissance de cause au mieux de ses intérêt et de ceux de la communauté dans laquelle il vit, lui et ses proches.

Non pas que le commentaire doit être exclu des médias.

Les prises de position permettent d’éclairer le citoyen – comme celles des politiques – et de lui ouvrir l’esprit en le confrontant à plusieurs explications de ce réel.

Mais ces commentaires ne doivent jamais faire partie de la transmission des faits, ils viennent après avec cette évidence qu’ils doivent être balisés pour que le citoyen sache qu’il n’est plus dans les faits mais dans leurs interprétations.

Or, en ce début de troisième millénaire, les faits ne sont qu’une matière première qui est malaxée avant même d’être restituée pour coller à des buts qui n’ont pas pour but d’informer mais de créer un produit dont la finalité est d’en faire un divertissement informatif ou un endoctrinement partisan.

Pourrait-on inverser cette tendance qui est portée par l’émergence des nouveaux moyens de communication comme internet et ses réseaux sociaux auxquels les populations ne sont pas du tout formées pour décrypter leurs discours et qui va devenir de plus en plus facile avec l’intelligence artificielle qui va permettre à n’importe qui de tromper n’importe qui, ce qui a déjà commencé?

En tout cas, il est possible de lui confronter un vrai service public de l’information citoyenne qui aurait un cahier des charges très précis, des journalistes spécialement formés et qui dépendrait d’une autorité complètement indépendante et dont la mission serait de relater les faits et les expliquer, non de les utiliser à des fins commerciales ou idéologiques.

Quand on dit un «vrai service public de l’information», c’est parce que, s’il existe des structures publiques chargées de transmettre de l’information dans la plupart des pays de la planète, aucune n’a jamais fonctionné comme cet outil indispensable – au même titre que l’école qui forme – pour que le projet démocratique fonctionne.

Tant que ce ne sera pas le cas, nous resterons abreuvés de divertissement informatif et de propagande idéologique.

Et nous devrons subir ces discours où même si nous sommes capables de les définir comme étant de l’opinion, nous n’aurons pas la possibilité de connaître les faits.

Alexandre Vatimbella

 

samedi 9 mars 2024

La démocratie ne se défend pas un nom du peuple et peut même se défendre contre le peuple!

Ce que nous appelons démocratie en ce début de troisième millénaire ne se défend pas au nom du peuple mais peut même se défendre contre le peuple!

Cette affirmation peut paraître totalement iconoclaste et même irrecevable alors que la définition commune de la démocratie empruntée au président américain Abraham Lincoln explique qu’elle est «le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple».

Et étymologiquement parlant, le terme démocratie veut bien dire pouvoir (kratos) du peuple (démos).

Sauf que le peuple ne possède aucune légitimité à supprimer un régime qui assure la liberté de parler et d’agir, l’égalité de tous devant la même loi, une solidarité entre les membres d’une même communauté et le respect de l’individualité et de la dignité de chacun.

Ainsi, le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple, n’est qu’un moyen de pourvoir chacun de ces droits fondamentaux.

Et ce droits fondamentaux ne dépendent pas du bon vouloir d’un peuple.

Car ce que l’on nomme démocratie en ce 21e siècle est un système où évidemment le peuple gouverne (par ses représentants) et pour ses intérêts mais qui dépasse largement ce cadre puisque la présence du «peuple» (qui n’a pas toujours été tous les membres de la communauté) impose que chacun des citoyens aient la liberté de choisir, sa liberté imposant qu’il soit égal à chacun de ses pairs.

Ce qui a pour conséquence que la démocratie assure à tout individu le respect de sa dignité, sa liberté et la possible réalisation de son individualité.

Cela va ainsi bien au-delà du pouvoir du peuple mais a plus à voir avec les quatre valeurs principales de la démocratie: la liberté, l’égalité, la fraternité et la dignité dont tout citoyen est le récipiendaire.

D’autant que la démocratie si elle est le règne de la majorité, se doit de protéger impérativement les droits de la minorité, celle qui ne remporte pas les élections mais aussi les minorités de toute mesure qui en ferait des sous-citoyens voire des non-citoyens.

Dès lors, la démocratie est le seul régime légitime d’une société avancée du 21e siècle et se défend par ses valeurs, ses principes et ses règles qui assure à toute personne qu’elle va pouvoir essayer de vivre son projet de vie et son individualité dans la liberté, dans l’égalité devant la loi.

Et aucun peuple serait-il même unanime n’est fondé de supprimer à quelqu’un sa condition de citoyen qui émane des droits naturels qui s’attachent à chacun dès sa naissance.

Et aucun peuple n’a le pouvoir de mettre fin à un régime qui permet aux générations actuelles mais aussi futures de bénéficier de ses bienfaits qu’aucun autre ne peut leur apporter.

Cela implique qu’aucun peuple ne peut s’arroger le droit d’être au-dessus de la démocratie, qu’aucun groupe quel qu’il soit ne peut remettre en cause son existence.

Mais si l’on peut et doit défendre la démocratie contre le peuple c’est parce que ce peuple peut agir effectivement contre la démocratie et même faire en sorte de la supprimer.

Des dictateurs ont été élus par le peuple ce qui démontre l’absolue nécessité de protéger la démocratie contre ces velléités inadmissibles d’un peuple de la saborder.

Cela constitue même une faute et non pas une erreur parce que les apprentis dictateurs avancent rarement masqués et ont toujours été identifiés comme tel avant de s’emparer du pouvoir.

Dès lors, la démocratie est légitime à se défendre contre le peuple lorsque celui-ci veut la supprimer.

Et ceci n’est en aucun cas un oxymore sachant que la démocratie n’est pas un régime de contrainte donc n’impose pas des restrictions illégitimes aux citoyens qui pourraient avoir, si tel n’était pas le cas, le droit et même le devoir de se révolter.

C’est tout le contraire qui se passe dans les régimes autocratiques et totalitaires où le pouvoir en place limite les droits de la personne et ne respecte ni sa dignité, ni son individualité donnant à chaque individu la légitimité de les combattre.

En démocratie, tous ceux qui ne souhaitent pas utiliser leur liberté, leur égalité et les droits qui vont avec le respect de leur individualité et de leur dignité, sont libres de le faire.

En revanche, dans un régime autocratique ou totalitaire, celui qui veut user de sa liberté, qui réclame son égalité et qui revendique sa dignité et son individualité, ne peut le faire et se trouve en danger physique et psychologique qui peut aller jusqu’à son emprisonnement et sa mort.

L’épanouissement de l’individu passe nécessairement par les valeurs humanistes défendues par la démocratie ce que nous rappellent d’ailleurs tous les peuples qui vivent sous le joug d’autocrates et de dictateurs dont l’espoir est de vivre libre.

La lutte pour la démocratie est toujours une lutte pour la dignité humaine qui n’est pas négociable et ne peut être remise en question par qui que ce soit.