Premiers extraits
Février 1934
Le cours des
évènements incite à noter au jour le jour les faits essentiels. Le monde passe
par une période de difficultés de toute sorte et de profonds bouleversements.
Après la guerre, il avait semblé que celle-ci pourrait n’être qu’un incident
historique après quoi la vie reprendrait comme auparavant. Les régions dévastées
ont été relevées, la production a repris et pendant dix ans le fameux mot d’ordre,
«enrichissez-vous» a été le slogan du monde entier. Puis la crise est venue.
Rien dans ses aspects essentiels ne la distingue des crises précédentes. Mais
elle s’est étendue au monde entier (ce qui n’est pas absolument nouveau) et
surtout elle a duré, ses effets s’aggravant avec le temps. Des millions de
chômeurs ne pouvant, sans dangers, rester sans travail pendant des années.
En France la crise a d’abord
paru nous épargner. Quand elle est venue, elle n’a pas eu comme ailleurs l’aspect
d’un phénomène de masse. Notre machine économique ne s’y prête pas. Mais depuis
des mois si l’économie a tenu, les finances de l’Etat ont été terriblement
malmenées. Et depuis des mois le Parlement n’a plus fait que des redressements
de finances. Inutile de dire qu’il l’a fait mal. L’opinion en a été très
troublée.
A la fin de 1933, un
incident d’apparence banal d’abord est survenu. On a découvert une affaire d’escroquerie,
les bons de Bayonne émis irrégulièrement par un escroc métèque, Alexandre
Stavisky. Escroquerie qui qui a bientôt mis en cause des personnalités de toute
sorte et tout particulièrement des parlementaires. Le scandale s’est aussi
considérablement élargi. Des ministres ont été mis en cause. Le «suicide» de
Stavisky a paru providentiel. Des manifestations surtout d’Action française se
sont produites. Le ministère (Chautemps) a démissionné quand il est apparu qu’à
l’occasion d’une autre affaire ancienne (Sacajan), le garde des Sceaux (Raynaldi)
mis en cause, allait devoir démissionner. Un nouveau ministère a été formé sous
la présidence de Daladier. Il a comme ministre de l’Intérieur un jeune (40 ans)
qui est relativement nouveau, Frot, dont on dit grand bien.
6 février 1934
On annonce pour ce
soir de nombreuses manifestations, Action française, Croix de feu, Jeunesses
patriotes, Union nationale des combattants et aussi Jeunesses communistes. Le préfet
de police, Bonnefoy-Sibour, est mis pour ses débuts à rude épreuve. Beaucoup de
gens sont assez inquiets. Je suis plus optimiste tout en redoutant d’assez
vives bagarres entre manifestants d’opinions différentes.
A 7 heures nous
rentrons avec Beauvois par l’avenue de Friedland sans obstacles. Les Champs Elysées
au-delà de la rue de la Boétie sont absolument calmes. Je saurais tout à l’heure
que déjà cela va assez mal à la Concorde.
A 18 heures je demande
les informations qui, me dit-on, ne fonctionnent pas. Ceci me fait très mauvaise
impression.
A 11 heures, Beauvois me
téléphone. Le service d’ordre a tiré. Il y a de nombreux morts.
Les pessimistes
avaient raison.
30 septembre 1938
L’accord est fait à
Munich. Hitler obtient d’ailleurs, sur le fond, tout ce qu’il avait demandé
mais il ne fera le 1er octobre qu’une entrée symbolique. Il occupera
jusqu’au 10 octobre successivement diverses zones, la nouvelle frontière devant
être tracée par une commission internationale.
Je pars l’après-midi avec
André Meyer [associé et dirigeant de la Banque Lazar pour laquelle Louis
Pommery était fondé de pouvoir] qui me fera conduire de Bois Thillard [Manoir
situé sur la commune de Reux dans le Calvados] à Cabourg. (…) Bois Thillard est
une rassurante propriété. Nous apprenons en arrivant que Prague a accepté et
que Daladier rentrant à Paris y a reçu un accueil triomphal. Je m’en réjouis
car cet accueil aura des répercussions au Parlement. Il ne faudra tout de même
pas transformer cette défaite en victoire!
3 septembre 1939
Nous sommes partis ce matin à 6 heures pour Deauville. J’y
déjeunerai et repartirai aussitôt. A 11 heures en effet l’Angleterre a déclaré
la guerre à l’Allemagne. Depuis la veille, un ultimatum avait été adressé à
celle-ci d’avoir à retirer ses troupes de Pologne. Elle n’en a rien fait
naturellement et n’a même pas répondu à l’Angleterre.
A 5 heures, la France à son tour déclare la guerre ou plutôt
«se considère en état de guerre» et «rend hommage» aux efforts de l’Italie.
Peut-être est-elle sincère mais j’ai peur qu’on ne soit joué une fois de plus…
17 juin 1940
Le cabinet Reynaud est démissionnaire et c’est le Maréchal
Pétain qui prend la présidence du Conseil. Pauvre vieux Maréchal! Cela doit lui
être dur et son acceptation des responsabilités du pouvoir en ces tragiques
circonstances doit lui valoir la reconnaissance du pays. Le gouvernement décide
de demander l’armistice. Paris a du être occupé dès jeudi dernier. Par la
brèche ouverte en Champagne, l’armée allemande s’engouffre. Elle est à Troyes,
à Saint-Dizier. Toute la ligne Maginot est prise à revers.
A Châtelguyon où logeait hier un état-major de l’armée de
l’air (dont Georges faisait partie), arrive aujourd’hui l’état-major. Requiem.
Toute la journée il défile des camions ou voitures militaires plus ou moins
volés. On a l’impression qu’il s’agit de déménagements de dépôts mais de temps
à autre les occupants des camions ont l’air harassés ce qui donne à penser
qu’il s’agit de combattants.
22 août 1944
Paris vit des jours à la fois fiévreux et monotones, curieux
en tout cas. Les Allemands l’occupent toujours, mais il ne reste plus que
quelques troupes de sécurité. Tous les services, tous les états-majors sont
partis. Déjà, il y a huit jours les indices de prochain départ se multipliaient ;
mercredi (16) et jeudi (17) le doute n’a plus été permis. Et toute la journée
de jeudi, la capitale a été sillonnée par les camions bourrés de matériel et de
troupes (des services vraisemblablement) partant vers l’Est. En même temps des
détonations se faisaient entendre (DCA, canon…).
Le spectacle de jeudi évoquait vraiment celui de 1940.
Vendredi par contre les rues étaient presque vides. En beaucoup d’endroits les
occupants étaient partis. Des bruits courent, Paris serait «ville ouverte», «ville
sanctuaire»; des pourparlers auraient lieu entre Allemands et Américains; les
premiers évacueraient cette nuit, les seconds entreraient samedi matin. Puis on
dit ces pourparlers rompus ensuite repris. Mais le samedi matin la situation n’a
pas changé. Les détonations se multiplient. Dans la ville des incidents (il y
en a eu dès jeudi soir) se font plus nombreux ; de véritables combats ont
lieu boulevard Saint-Germain, à la Concorde, à la Préfecture de police, à Neuilly.
Les FFI (Forces françaises de l’intérieur) font leur apparition.
8 mai 1945
La guerre est finie.
Ose-t-on y croire? Oui, à 3 heures aujourd’hui, les sirènes, dont les lugubres
hurlements annonçaient naguère la mort et la désolation ont pour la dernière
fois empli l’air de leurs appels, mais c’était pour annoncer le cessez-le-feu
tant attendu et aussitôt qu’elles se furent tuent, les cloches messagères de
joie et d’espoir ont à leur tout confirmé que la grande épreuve était finie.
C’est dans la clinique de la rue Lyautey où Loulou [sa femme Louise] a été
opérée ce matin que j’ai écouté sirènes et cloches que Loulou réveillée à
temps a pu entendre.
A vrai dire, hier déjà
la capitulation était déjà connue et les journaux du soir, la radio l’avaient
annoncée. Il semble qu’on ait voulue rendre la nouvelle officielle de telle
façon qu’elle peut être diffusée en même temps à Londres, New York, Paris et
Moscou. Mais ce retard a nui à la joie populaire qui n’a pas explosé comme elle
a pu le faire le 11 novembre 1918, quand à 11 heures le canon a tonné.
Aussi bien, depuis
quelques jours, la capitulation allemande était-elle devenue certaine. Tandis
qu’à l’Ouest la progression continuait sans que désormais la résistance garde
la forme d’un front homogène, les Russes, après s’être emparés de Vienne,
prenaient le 17 avril l’offensive en direction de Berlin qu’ils atteignaient
bientôt. Pendant la dernière quinzaine d’avril, les Anglo-américains s’emparaient
de Magdebourg, de Leipzig, de Munich, faisant 30 à 50.000 prisonniers par jour.
Et le 1er mai, la radio allemande annonçait à 10 heures du soir, la
mort de Hitler, tombé en défendant Berlin et auquel Dönitz succédait. Le 2 les
Russes s’emparaient de Berlin.
Le 28 avril, Himmler
avait adressé aux Anglo-américains une offre de capitulation que les Alliés
repoussaient, exigeant la capitulation sans conditions entre les mains des
trois grands belligérants. On ne devait plus entendre parler d’Himmler mais Dönitz
annonçait la capitulation. Elle était signée à Reims à 2 heure du matin.
Ainsi la guerre se
termine par la Victoire des Alliés, par leur victoire totale. Il n’y a plus de
gouvernement national-socialiste. Mort ou non (beaucoup en doutait), Hitler a
disparu. L’effondrement est complet. Le gouvernement Dönitz ne représente rien
et sans doute disparaîtra-t-il bientôt. Y aura-t-il demain un gouvernement en Allemagne
et même une Allemagne?
Cependant que les grands
artisans de la victoire alliée, le plus grand n’est pas là aujourd’hui pour
recevoir la récompense de ses efforts. Roosevelt est mort subitement le 13
avril. C’est d’ailleurs une chose étrange que les deux hommes, Roosevelt et
Hitler, qui avaient pris le pouvoir tous les deux en 1933, disparaissent tous
les deux à quelques jours d’intervalle en 1945, l’un tout auréolé de la
victoire prochaine qu’a porté son pays au fait de sa puissance. C’est le civil,
le démocrate, l’homme qui souhaitait sincèrement la paix ; l’autre,
couvert de sang et d’opprobre qui a cherche dans la mort le moyen d’échapper à
la justice des hommes qui laisse son pays dans la situation la plus tragique qu’il
ait jamais connue, c’est le dictateur, l’homme de guerre qui n’avait jamais
cessé de préparer son pays au combat. Que de réflexions suggère ce
rapprochement dramatique qui s’impose à l’esprit au moment où l’Europe voit
enfin se terminer le cauchemar dans lequel elle a été plongée cinq ans!
Paris a fêté la victoire.
Les «vieux», ceux qui avaient vécu le 11 novembre disent qu’ils n’ont pas
retrouvé aujourd’hui l’immense joie d’alors. Je n’étais pas ici en 1918. J’ai
ce soir parcouru Paris en revenant à pied de la rue de la Bienfaisance (j’avais
dinée chez les Detourbay [Pierre et Monique, cette dernière étant sa fille]).
Un monde fou. (…)
Il est certain
cependant que pour Paris la journée inoubliable restera le 25 août, la
Libération. Ce soir, certes, la joie peut être plus complète ; le 25 août
les soldats que nous acclamions se battaient quelques instants après ; la
guerre continuait, les prisonniers demeuraient captifs. Aujourd’hui beaucoup
déjà sont libres, revenus et aussi des déportés. Mais parmi ceux-ci que de
disparus! Depuis un mois des informations atroces ont été reçues à leur sujet.
Des millions ont été assassinés, et choses pire encore, après avoir été
abominablement torturés. Jamais on ne pourra pardonner à l’Allemagne ce qui s’est
passé dans les camps de concentrations de 1940 à 1945!
La perte des absents
qui ne reviendront pas a pesé sur les fêtes de ce 8 mai victorieux. Peut-être
aussi la peur de l’avenir. L’accord entre les grands alliés est précaire. Les
Russes poursuivent leur propre politique avec des méthodes qui ressemblent
furieusement aux méthodes hitlériennes.
(…)
Que va faire de Gaulle ?
Libérateur du territoire. C’est un titre de gloire impensable. Sera-t-il le
reconstructeur de la patrie? La France a repris rang parmi les puissances
victorieuses et on le lui doit. Mais pour rester une grande puissance, c’est
désormais sur le terrain économique que les problèmes devront être résolus. A
cet égard, les six derniers mois ne sont pas très encourageants. De quoi demain
sera-t-il fait ? Ce sont les questions qu’on ne peut qu’avoir à l’esprit
en remontant ce soir les Champs Elysées et sans doute la foule qui mesure les
difficultés de la vie les pensent-elles obscurément.
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