Famille Gripari

 Origine de la  famille Gripari

(document établi avec l'étude du bulletin héraldique de Venise mars 1905)

Le patronyme Gripari dérive de l'ancien nom d'une sorte de navire appelé Grippa ou Gripparie. Dans le glossaire de Du Cange on trouve précisément : «Grippagenus navis». La famille Gripari tire son patronyme, très probablement, de ce mot latin, ses ancêtres semblant être propriétaires, armateurs ou encore constructeurs de ce genre de navires en un seul lieu des mers du Levant.

Distingués dès l'origine par le nom de leur profession, comme on dirait aujourd'hui les gripari, cet adjectif, incertain dès l'origine, a fini par s'imposer dans un patronyme stable. On retrouve depuis longtemps les Gripari établis en Grèce et on les voit parcourir les mers sur leurs navires et s'établir dans les possessions vénitiennes. Plusieurs circonstances amènent cependant à croire qu'ils appartenaient à une famille d'origine italienne transplantée là aux temps de la plus grande prospérité du commerce vénitien où, en effet, de nombreux Vénitiens, Siciliens, Génois, etc. ont élu domicile.

Les traces les plus anciennes de la famille Gripari se trouvent en Italie et précisément en Sicile. En fait, il existe un document très ancien datant de l'année 1182 dans lequel un Pietro Gripari di Naso apparaît comme témoin dans l'acte de division des terres pour une appropriation des droits du monastère de San Filippo dans le pays de Naso (Sicile), sous le roi Guillaume. Cet intéressant document, écrit en graphique sur parchemin, est reproduit dans l'ouvrage "les parchemins graphiques existants dans les archives de Palerme traduits et illustrés par Giuseppe Spatà". Après cette année, on ne trouve plus d'autres traces du séjour des Griparis en Sicile jusqu"au 16e siècle. A cette date, cette famille figure parmi les nobles de la ville de Messine (cité dans dans la "maestra" ou "Liber habitationis et creationis 1587-1610 du nob. Domenico Mollea, notaire du Sénat de Messine).  Dans une liste des nobles de cette ville on lit le nom de "Filippo Glippari en l'an 1588". Il semble que l'existence d'un "l" au lieu du "r" n'ait aucune valeur puisque Galluppi dans son "Nobiliaro di Messina, sur la base de la "Maestra" précitée, écrit : Gripari, c'est-à-dire avec le "r" et décrt ses armoiries : partie d'argent et de gueules à demi-croix d'or motif de la partition. Palizzolo Gravina dans son "Blazone di Sicilia" dit aussi: "Famille noble Grippari de Messine selon Minutoli qu'il considère éteinte." En 1588, un Francesco Mollica de Messine, chevalier de Malte, dans ses tentatives pour entrer dans l'Ordre Souverain, démontra la noblesse de son ancêtre, qui était aussi une Marianna Gripari de Messine. Après cela, on ne trouve plus rien sur la branche des Grippari de Sicile.

C'est en Grèce que la famille Gripari s'est développée au maximum et s'est largement répandue: depuis des temps immémoriaux, elle s'était établie sur l'île de Morée [Péloponnèse], et précisément à Corone, ville forte du Péloponèse appartenant à la République vénitienne depuis l'an 1204. . Ici, les Gripari faisaient du commerce, armaient des navires pour leur propre compte et possédaient le leur.

En 1498, les villes de Modone et Corone tombèrent aux mains des Turcs. Le Sénat vénitien avait favorisé les habitants et les colons de toutes les manières possibles afin de les garder fidèles, et avait accordé à tous les Corenei et Modonei, qui avaient résidé avec dévotion dans le dominion vénitien, le privilège de la citoyenneté vénitienne, de sorte que dans cette triste circonstance, ils étaient accueillis dans d'autres pays avec le respect et la déférence dus à un citoyen vénitien, qualité qui à l'époque équivalait presque à l'antique Ego Ciris Romanus sum.

Avec la plus grande et meilleure partie de cette population, qui ne voulait se soumettre aux nouveaux maîtres barbares et être asservie en masse, les Gripari, abandonnant les biens abondants dont ils y jouissaient, cherchèrent une seconde patrie sous d'autres cieux, voulant rester fidèles à leur prince (Venise). Ils s'enfuirent vers l'île de Candie (Crète). Ils établirent leur domicile à La Canée, l'antique Cydonie, ville fortifiée, célèbre pour son port ouvert à tous les commerces et peuplée à l'époque d'environ 10.000 habitants. Là, sous la protection de la Veneto Leone, peu à peu, ils rétablissaient leurs finances et prospéraient surtout avec le commerce du cuir et de la vallonne, naviguant avec leurs propres navires et servant le gouvernement. Nous avons ainsi des informations sur les navires des Gripari dans le Diari del'Sanudo.
En avril 1521, un navire appartenant à Zuanne Gripari nommé Lo Schierazzo fit naufrage près de la plage de Retino, et une trentaine de personnes qui s'y trouvaient, perdirent la vie, dont un nonce du patriarcat de Constantinople qui se rendait à Candie pour en percevoir les revenus. En février 1524, Machomet pacha, qui s'était révolté, se fit seigneur du Caire, dont il était gouverneur, aidé dans l'entreprise par des Arabes et des Mamelouks, emprisonnant et tuant les Aga ou commandants et ceux qui n'étaient pas ses partisans. Voulant faire couper également la tête de son chancelier Bassaitibei, ce dernier sentant le danger, s'enfuit du Caire avec 80 hommes en direction de Damiète. Il y avait le vaisseau de Zuane Gripari sur lequel le chancelier comptait se réfugier. Cependant, un émissaire de Machomet arriva peu après, non seulement ordonna de ne pas accueillir le chancelier dans le navire, mais essaya même par tous les moyens de s'emparer de lui. Le chancelier alors, voyant le mauvais tournant, prit possession d'un canot affecté au navire Gripari et sur celui-ci s'enfuit avec 7 marins et avec d'autres personnes de Damiète vers Beyrouth.
Pendant ce temps, le navire Gripari a accueilli tous les naufragés au nombre de quarante d'un navire naufragé. Tout cet épisode relaté dans une lettre du capitaine de Limizzo, adressée au régiment de Chypre en date du 18 février 1523 et rapportée par Sanudo. 

A La Canée, comme ailleurs, la population était divisée en trois classes ; la première, où l'on trouvait entre autres les nobles indigènes, était la classe dirigeante; la seconde était celle des citoyens voués au commerce et aux professions libérales et civiles, ainsi qu'aux employés publics; la troisième comprenait les personnes vouées à l'élevage, à la navigation et aux arts mécaniques.
Les Gripari appartenaient à la seconde classe, c'est-à-dire à l'ordre des citoyens et tous les offices qui étaient confiés à cet ordre, les Gripari en bénéfiicaient. Ils se sont rendus méritoires à de nombreuses occasions lorsqu'il a fallu soulager le peuple de la misère et de la faim, comme ce fut par exemple le cas lors de la terrible famine de 1636, causée par une mauvaise récolte. Mais surtout les Gripari montrèrent leur amour à Venise pendant les 50 jours qui précédèrent la chute de La Canée aux mains des Turcs, étant à la tête de la ville de Cernide et accomplissant, jusqu'au dernier moment, des prodiges de vaillance (1654).

En 1627, la famille Gripari fit une pieuse demande au prince sérénissime afin que, compte tenu de sa bienveillance et de son attachement à la seigneurie vénitienne, elle puisse obtenir la noblesse crétoise. Le 20 janvier 1628, le doge Giovanni Corner chargea le duc de Candie d'examiner la demande et de prendre toutes les mesures appropriées. On ne sait pas comment cette première procédure est restée sans suite et comment une autre demande ultérieure, datée du 5 juin 1629, présentée par Zuanne Gripari n'a pas abouti non plus. Plus heureux furent les fils dudit Zuanne qui en l'an 1641 renouvelèrent la demande ou, mieux, attirèrent l'attention du Sénat sur les précédentes présentées par leur défunt père, parvenant ainsi à obtenir des réponses à ce qu'ils demandaient. le 19 avril 1641, le conseil noble crétois, composé de la moitié des nobles crétois, se réunit au palais ducal de La Canée et discuta de la demande de Zuanne Gripari et vota. Les 12 membres présents votèrent en faveur pour que la famille soit honorablement admise dans la noblesse de Crète. Malheureusement, celle-ci n'a guère profité des avantages de sa nouvelle condition puisque peu de temps après, les temps tristes s'abbatirent sur l'île pour son malheur. Les Turcs commencèrent un long, obstiné et mémorable siège qui conduisit à la chute de La Canée en 1645 - brièvement reprise par les Vénitiens - puis à la perte totale de la Crète en 1665. L'île fur envahie, saccagée, ruinée par la férocité turque.
Les Gripari se dispersèrent alors. Certains sont allés en Italie, où ils avaient déjà fait leurs études, ils sont allés à Venise, Belluno, Rome, etc. Une partie de la famille a déménagé sur l'île de Mykonos, où elle a résidé jusqu'à nos jours, y jouissant toujours d'une position distinguée, émergeant dans le commerce et occupant des postes honorifiques. Elle joua un rôle important dans la régénération de la Grèce (1821), époque glorieuse dont la famille conserve de nombreux documents précieux.

 

Les Gripari aux 19e et 20e siècles 

Mon arrière-arrière-grand-père Gripari, Pierre Gripari (1808-1888), et sa femme, Marietta née Morfino, eurent sept garçons (Georges né en 1841; Jean, mon arrière-grand-père, né en 1843; Théodore, né en 1845; Nicolas, né en 1848; Périclès né en 1852; Démosthène et Alkiviadis) qui se sont installés dans divers endroits. Certains, comme mon arrière-grand-oncle Nicolas, sont allés vivre en Russie au milieu du siècle dernier et y ont fait fortune. Dans les années 1880, lui et son frère Démosthène voyageant dans un train ont entendu deux femmes bavarder en expliquant notamment qu'une famille noble russe, qui habitait Paris, avait une domaine immense du nom de Baranovka et qu’elle voulait le vendre à la fois parce qu’elle s’était rendue compte que le gérant du domaine les volait mais aussi parce que les revenus provenant de celui-ci baissaient.

Nicolas qui était déjà établi à Sébastopol, où lui et Démosthène faisaient, à une vaste échelle, de l’exportation de céréales et de l’importation de charbon, était déjà aisé. Et lorsque Sébastopol fut transformée en arsenal, cette fortune fut convertie en avoirs fonciers et industriels ce qui lui permit de racheter la propriété de Baranovka aux deux dernières descendantes de la famille princière Gagarine, établies alors sur la Côte d’Azur. Les deux sœurs cédèrent d’autant plus volontiers leur propriété que l’on venait d’y procéder à la coupe du bois, et qu’il fallait, selon la réglementation en vigueur, attendre dix années avant de procéder à une nouvelle coupe. De par ses entrées à la cour du tsar, Nicolas Gripari obtint une dérogation lui permettant de n’attendre qu’une année.

Située en Ukraine, près de Jitomir, cette propriété de plusieurs milliers d'hectares (35.000 selon certaines sources) comprenait des terres agricoles, des villages, un palais princier et, surtout, l’une des plus importantes usines de porcelaine de Russie, une verrerie et une minoterie. Afin de pouvoir l’acquérir, Nicolas Gripari qui était Consul général de Grèce en Russie du Sud ainsi que de plusieurs autres pays, aurait pris la nationalité russe.

Nicolas Gripari fit venir alors certains de ses autres frères ainsi que leurs filles et fils en Russie. Il avait lui-même quatre ou cinq fils, et ses frères de nombreux garçons à qui il paya des études dans les meilleures écoles en Europe. Les filles, de leur côté, passaient un séjour à Baranovka où elles recevaient une éducation avant de repartir pour la Grèce. Les Grecs de l’époque, dès qu’ils en avaient les moyens, envoyaient leurs enfants étudier à l’étranger,  notamment en France et en Angleterre, pour qu’ils deviennent ensuite des médecins, ingénieurs,  architectes et autres professions. Certains Grecs envoyaient, par exemple, leurs fils à Marseille, pour apprendre le commerce.

Les Gripari, comme les autres familles riches, considéraient qu’ils avaient des grands devoirs envers la famille mais aussi envers les gens de leurs lieux d'origines, en l’occurrence Mykonos.  qui était alors une petite île inconnue des Cyclades et tout le monde se connaissait en ce temps-là. Ces familles, lorsqu’elles avaient besoin de de domestiques ou d’employés pour leurs maisons de commerce, embauchaient des autochtones. C’est pourquoi il y eut toujours une attache des Gripari avec Mykonos.

Lorsque la Révolution russe survint, Nicolas Gripari – qui venait d’être anobli par le tsar Nicolas II – perdit toute sa fortune et le domaine de Baranovka. Il décida alors de s’établir à Mykonos avec sa femme et y vécut jusqu’à la fin de sa vie. Quant à ses fils et ses neveux qu’il avait aidés, ils avaient leurs vies ailleurs.

Travaillant dans le commerce international, nombre de Gripari s’installèrent en Égypte au début du 20e siècle. Pierre (1876-1933), le fils aîné de Nicolas Gripari, était architecte, et s’était installé à Alexandrie. Il avait beaucoup d'argent parce qu’il avait épousé une fille de la famille Ralli, Jeanne (1887-1958).

Les Ralli, originaires de l’île de Chio, sont parmi les premiers négociants grecs à s’installer en Angleterre au début du 19e siècle. Ils y fondent une entreprise commerciale, une véritable «multinationale», gérée familialement, qui comprend des branches à Manchester, à Marseille, à Odessa, à Smyrne, à Constantinople où à Tabriz. En 1851, la société basée à Londres prend le nom de « Ralli brothers » et ouvre dans les années suivantes de nouvelles succursales aux Indes, où elle occupe une des premières places dans le commerce du coton, sur la mer Caspienne, à New York et en Égypte. Ils établissent une compagnie de navigation à Trieste, qui est la plus grande compagnie de navigation de l’Empire Austro-Hongrois, et qui relie bientôt les États-Unis à l’Angleterre, Marseille, Odessa, à l’Empire ottoman et aux Indes. En 1863, avec deux autres familles originaires de Chio, ils créent l’Imperial Bank à Alexandrie. Dans l’entre-deux-guerres, « Ralli brothers » poursuit ses activités dans le commerce et la finance puis, avec la fin de l’Empire britannique, ses activités déclinent et le groupe perd son nom lors d’une fusion financière.

C’est dans une succursale du groupe, à Manchester, que Pierre, qui y était employé comme ingénieur civil, avait connu Jeanne Ralli.

Mon arrière-grand-oncle Georges Gripari et mon arrière-grand-père Jean Gripari vivaient aussi en Égypte, à Alexandrie. Mon arrière-grand-père avait demandé à épouser une fille, Frosso – mon arrière-grand-mère – mais sa famille avait refusé parce qu’elle avait dix-sept ans, et lui quarante-deux. Alors il l’a enlevée ouis emmenée en Grèce, à Tinos, dans un village où elle avait des parents. Elle était enceinte. Il a attendu cinq ans. Et lorsqu’elle est devenue majeure, il l’a épousée, ils sont venus s’établir à Mykonos.

Ils eurent trois filles, Marietta (1884-1966), ma grand-mère, Maroulina (née en 1888) et Aneta ainsi que deux fils (Georges, né en 1892, et Pierre). Certains des leurs enfants allèrent vivre à Alexandrie.

Le premier mari d’Aneta fut un musicien, compositeur de musique classique qui avait fait ses études à Naples et venait d’une famille d’intellectuels et de politiques, les Vassilikioti. Lui et Aneta eurent une fille, Frosso. A sa mort, elle se remaria avec un représentant de commerce italien. Après Alexandrie, ils s’établirent avec leurs enfants à Milan où une de des filles, Hary se maria avec un italien prénommé Poldo et eurent deux enfants, Nicoletta et Gianpiero.

Marietta s’est mariée avec mon grand-père, Nicolas Vatimbella et eurent trois enfants: Aristarque, mon père, Maro et Jean (voir l'histoire de la famille Vatimbella). Ils possédaient une maison de vingt-six pièces. Selon la cousine germaine de mon père, Frosso, recueillie par mes grands-parents avec sa mère Aneta, Marietta, ma grand-mère «vivait une vie assez oisive Elle sortait rarement, mais elle achetait, elle achetait… des robes, des fourrures, des toilettes, des chapeaux, des souliers, c’était la manie d’amasser».

En été, Marietta et ses trois enfants, dont mon père, partaient en Europe, notamment en Suisse à Saint-Moritz avec un chauffeur et une femme de chambre. Elle louait une suite au Palace, un des grands hôtels de la station.

 

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La diaspora égéenne par Frosso Vassilikioti dont la mère était une Gripari, soeur de Marietta Gripari (femme de Nicolas Vatimbella)

L’île sans terre

Mon grand-père maternel disait toujours que Dieu avait voulu faire du bien aux îles de l’Égée, et qu’il avait tamisé leur terre. Et après qu’il eut bien tamisé, tout ce qui restait, toutes les pierres, il les avait versées sur Mykonos ! Oui, Mykonos a toujours été très pauvre, parce qu’il n’y avait pas de terre, pas d’eau.

Et pourtant les gens qui savent ont toujours dit qu’ici tous les produits ont une autre saveur, plus intense, parce qu’il n’y a pas d’eau. Mais la vie était très dure pour les paysans. Ils attendaient la pluie… Ils se réveillaient à trois heures du matin – les enfants aussi, garçons et filles –, et ils travaillaient à longueur de journée. Et ils mangeaient mal, il n’y a encore pas si longtemps.

Il y avait pu de distinction entre eux, l’un avait un lopin un peu plus grand, l’autre un peu plus petit. Pas de grands propriétaires terriens, des rentiers. Quelques Mykoniates possédaient des terres, la plupart du temps les paysans les payaient en nature, tant de boisseaux de ceci et de cela, l’argent était rare.

L’usure, en revanche, était très rentable, et c’est comme cela que quelques-uns ont commencé à faire fortune. Les paysans leur devaient toujours de l’argent, ils leur portaient l’icône, et le bijou de la femme, le peu qu’ils avaient…

Il y avait les paysans, et puis les gens du port, des pêcheurs surtout, et des bateliers. Parmi eux, trois ou quatre petits armateurs, des kapétani, des capitaines, qui avaient un caïque, un gros bateau, et qui faisaient du commerce. Ils partaient pour un, deux ou trois ans. Et ils prenaient avec eux des montagnes de pains – c’est pour cela qu’à Mykonos on endort les enfants en leur chantant : Dodo, dodo, qu’il ait four, moulin et bateau. Ils allaient dans toute la Méditerranée, en mer Noire aussi, et en Roumanie, sur le fleuve, et ils chargeaient… Mais leur activité était centrée ici, ils se mariaient ici, leurs enfants vivaient ici. Et la kapétanissa (la femme du capitaine) était responsable des familles des marins, c’est-à-dire qu’elle assurait tout leur entretien. Lorsque les bateaux revenaient, on faisait les comptes, chaque famille devait lui rendre ce qu’elle avait dépensé. Et on faisait des fêtes. La marine de Mykonos était très florissante et il y a même eu des moments où elle comptait parmi les premières marines de Grèce après Hydra. Et certains de ces « armateurs » étaient très éclairés : Kounéni, par exemple, au début du siècle, avait fait venir une maîtresse d’école qui avait enseigné le français à ses filles, et il avait apporté de France, pour elles, une bibliothèque extraordinaire.

Mais les quelques familles importantes, comme les Axiotis, la famille de mon père, ou les Gripari, celle de ma mère, n’avaient pas leur fortune ici. Elles étaient indépendantes de Mykonos, elles n’y vivaient plus, elles venaient comme visiteurs, l’été, parce qu’elles possédaient des maisons. La Grèce n’existait pas en tant que champ d’activité, bien entendu. Que vouliez-vous qu’ils fassent ici ? Ils allaient ailleurs, tous s’en allaient, tous les garçons s’en allaient…

De Constantinople aux « folies russes »

Du côté de mon père, c’est une famille où les professions étaient surtout artistiques, ou politiques. Alexandros Axiotis, mon arrière grand-père, était venu de Constantinople au moment de la révolution de 1821. C’est à lui que les Turcs avaient rendu l’Acropole lorsqu’ils étaient partis, parce qu’il était alors gouverneur d’Athènes. Puis il a été nommé gouverneur des Cyclades, il a épousé une Mykoniate et reçu cette maison en dot. Lui-même était originaire des Cyclades : Axiotis veut dire « de Naxos ».

Mon arrière grand-père n’a laissé derrière lui… que sa carrière politique. Il a eu un fils, Panagos, mon grand-père, qui est né en 1840. En ce temps là, les Grecs s’expatriaient quand ils pouvaient le faire, l’un partait et, dès qu’il faisait fortune, les autres suivaient. C’était chose facile en Russie, parce qu’on faisait travailler les Russes comme des bêtes. Comme beaucoup de Grecs – et beaucoup de Mykoniates –, Panagos est donc parti en Russie du Sud, où il était marchand. Il y avait alors un très grand commerce de farine avec la mer Noire, et la Russie approvisionnait l’Europe entière. Quand j’entends dire à la télévision que la Russie manque aujourd’hui de farine… Mon grand-père était donc très riche. Il a voulu vivre, il est revenu en Grèce, il a investi son argent. Et il est devenu écrivain. Il y avait cette tradition dans la famille, des bibliothèques de toutes les couleurs, dans toutes les langues, tout ce que vous pouvez imaginer comme littératures, ça les intéressait toujours beaucoup. 

Mon père, lui, est devenu musicien, compositeur de musique classique. Il a fait ses études à Naples, c’était alors la mode, pour la musique. C’était le premier musicien de la famille. Enfin on ne sait pas… peut-être que du côté de sa mère, qui était Russe ! Il ne faisait rien d’autre que de la musique, il avait fondé le conservatoire du Pirée, qu’il dirigeait, il composait, il donnait des concerts. Et il cultivait la terre, il adorait ça : il avait fait cette maison et ce jardin d’Ano Méra1 qui était une chose aberrante… Il avait choisi l’emplacement, acheté le terrain, il n’y avait pas de terre là-bas, c’était du rocher. Et comme il avait l’ambition de faire un jardin – qu’il a fait, d’ailleurs, magnifique –, il a fait venir de la terre de Naxos ! Oui, des folies de Russe, il envoyait des caïques à Naxos qui apportaient de la terre à Kalo Livadi, et de là, à dos d’âne, ou à dos de mulet, dans des sentiers inimaginables, parce qu’il n’y avait pas de route, ils ont apporté cette terre à Koukoulou. Et l’été, quand j’étais enfant, nous montions à Ano Méra pour cinq mois, il y avait une vraie caravane, six ou sept ânes, et le piano qui montait sur un cheval plus costaud que les autres… Mon père était le plus heureux des hommes. Lui, sa musique, et son jardin…

Tout ce qu’il avait fait planter, c’était venu d’ailleurs, il avait fait venir des fleurs de Hollande, d’Espagne des orangers, des citronniers… C’était son rêve… et il a ignoré tout le reste. Et entre temps, la fortune fondait. Pas seulement à cause de ces folies. Venu de Russie avec une grosse fortune, mon grand-père avait fait de mauvais placements. Et lorsque mon père dépensait follement, son père à lui avait cessé d’être riche. Mon père a eu beaucoup de chance… parce qu’il est mort à temps… pour lui, heureux, avant qu’il ne se rende compte qu’il n’y avait plus d’argent…

« L’empire » de Baranovka

Du côté de ma mère, ils étaient d’origine vénitienne2. Et ils ont toujours fait du commerce bien sûr, ils n’ont jamais eu de terres. Mon arrière-grand-père maternel, Pierre Gripari, et Marietta Gripari ont eu sept garçons, qui se sont éparpillés là où il y avait de l’argent. 

Certains sont allés en Russie au milieu du siècle dernier – exactement comme les Axiotis. Et mon grand-oncle Nicolas, le frère de mon grand-père, est devenu un « richard ». Vers 1880, lui et son frère Démosthène voyageaient en Russie, et dans un train, assis, ils ont entendu deux dames russes raconter que telle famille, qui habitait Paris, avait une étendue immense, immense, qui s’appelait Baranovka. Ces gens s’étaient rendu compte que le gérant les volait, et ils voulaient vendre tout ça. Et je ne sais pas comment oncle Nicolas a fait pour acheter cette propriété, c’était une chose inouïe, une province entière, il y avait là tout ce qu’on peut imaginer, des villages, des terres, de l’agriculture, une fameuse fabrique de porcelaine…3 Je me rappelle très bien, parce que c’était spectaculaire… En 1919, il y a eu un baril très grand, qui est arrivé ici, à Mykonos. Il avait été envoyé de Russie, vers la révolution, et il est arrivé là, sur la petite place, il fallait mettre une échelle, il y avait de la paille, et c’était plein de porcelaine, qu’on envoyait à ma mère…

À cause de cette histoire de Baranovka, Nicolas Gripari a attiré tous les autres. Il avait lui-même quatre ou cinq fils, et ses frères de nombreux garçons. Et les Grecs, dès qu’ils montaient un peu financièrement, envoyaient tout de suite leurs enfants étudier à l’étranger pour qu’ils deviennent médecins, ingénieurs ou architectes. En France, en Angleterre… pas encore en Amérique – d’ailleurs, c’est sans aucun intérêt culturel. Certains Grecs envoyaient aussi leurs garçons à Marseille, pour apprendre le commerce. Ils voulaient toujours apprendre des autres… Mais un commerçant qui faisait de son fils un commerçant, c’était un petit peu déconsidéré. Les professions libérales, c’était une promotion, bien entendu. Donc Nicolas Gripari a fait venir des frères et des neveux en Russie, et c’est lui qui a fait étudier ces douze ou treize garçons dans les meilleures écoles en Europe. Quant aux filles, on les faisait venir pour un temps, puis elles repartaient en Grèce, elles étaient « instruites » – elles savaient le français, le grec, elles chantaient très bien – et elles se mariaient ici.

Ces familles riches considéraient qu’elles avaient des devoirs très grands envers la famille, les neveux, les cousins, et aussi envers les gens de Mykonos. Il y avait beaucoup de solidarité. Mykonos, c’était très petit, ça ne veut peut-être rien dire, mais tout le monde se connaissait, et les riches, qui avaient besoin de beaucoup de domestiques ou d’employés pour leurs maisons de commerce, emmenaient les gens qui avaient besoin d’un travail, et puis ils les mariaient. Il y avait ainsi toujours une attache avec Mykonos.

Baranovka, c’était un empire. Et puis il y a eu la révolution. Déjà tous les fils et les neveux avaient fait leurs vies, leurs études, et oncle Nicolas a fini sa vie ici, à Mykonos, avec sa femme. Mais pour d’autres, une fois la Russie finie, il n’y avait plus d’argent. Alors il ne restait que les mariages. Et je me souviens d’une cousine qu’on avait forcé à épouser un type qui avait fait fortune en Asie Mineure. Ça a été terrible… Elle n’en voulait pas. Ma mère m’a raconté qu’il avait fallu lui faire des piqûres pour la contraindre à l’épouser. C’était en 1919… En 22 il y a eu la catastrophe d’Asie Mineure, et il n’a plus eu un sou.

D’autres épousaient des garçons – ou des filles – dont les familles étaient dans le commerce international. C’est comme cela qu’il y a eu des Gripari en Égypte tout à fait au début du siècle. Pierre, le fils aîné de Nicolas Gripari, était architecte, installé à Alexandrie, très riche aussi, parce qu’il avait épousé une fille de la famille Ralli, Ralli-brothers4, c’était aussi un empire, c’était presque une dynastie aux Indes. Ils avaient une succursale à Manchester, et mon oncle Pierre, qui était ingénieur civil là-bas, y avait connu Jeanne Ralli. Et beaucoup de garçons sont allés travailler chez les Ralli, un frère de ma mère, par exemple, est allé aux Indes.

Mon grand-oncle Georges Gripari et mon grand-père Jean Gripari étaient aussi en Égypte, à Alexandrie. Mon grand-père avait demandé à épouser une fille, Frosso – ma grand-mère – qu’on lui avait refusée parce qu’elle avait dix-sept ans, et lui quarante-deux. Alors il l’a enlevée, tout simplement… Et il l’a emmenée en Grèce, à Tinos, dans un village où elle avait des parents – Interpol n’existait pas à cette époque. Elle était enceinte. Il a attendu cinq ans. Et lorsqu’elle est devenue majeure, il l’a épousée, ils sont venus à Mykonos.

Ma mère, Maroulina, était leur troisième fille. Sa sœur Marietta était un monstre de méchanceté, sa sœur Anetta un ange. Marietta la mauvaise est allée vivre en Égypte, Anetta l’ange est allée en Égypte.

 

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Extraits d'un texte de John Stathatos, cousin germain d'Alexandre Vatimbella

Nicolas Gripari, descendant de l'une des plus anciennes familles de l'île de Mykonos, possédait une entreprise céréalière florissante basée à Odessa, une ville cosmopolite de la mer Noire avec une importante population grecque. La famille possédait le vaste domaine de 12 000 hectares de Baranovka dans la région de Volynia au nord-ouest de l'Ukraine (aujourd'hui Baranivka, dans l'oblast de Jitomir). Outre des milliers d'hectares de terres à bois précieuses, le domaine renfermait un manoir qui comprenait la Τour de Maria Walewska, la maîtresse polonaise de Napoléon, ainsi que la célèbre usine de porcelaine éponyme.
En 1916, la plupart des membres de la famille Gripari abandonnent le domaine pour la sécurité provisoire d'Odessa avant de se réfugier à Alexandrie. La révolution bolchevique de 1917 a mis fin à l'ancien système socio-économique ukrainien, tandis que l'intervention malavisée d'un corps expéditionnaire grec dans la guerre civile de 1919 a sonné la fin effective de la présence grecque séculaire en Crimée.

On trouve dans le bulletin héraldique de Venise:
Pour les mérites particuliers du chevalier Nicola Gripari citoyen russe S.M. le tsar avec son ukase du 12 novembre 1904 a reconnu l'ancienne noblesse à la famille Gripari et à ses descendants légitimes. On lit dans le "journal officiel de Pétersbourg, nouvelles du Sénat" (23 novembre 1904): "l'ancien sujet anglais et désormais sujet russe, le citoyen d'honneur héréditaire Nicola Gripari à qui nous accordons les droits de noble héréditaire dans tout l'Empire russe, avec transmission de ces droits à ses descendants".

 

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